Les hommes dans la prison
après lui avoir
mis les fers… l’Avorton a fait un faux témoignage pour envoyer un pauv’ bougre
aux travaux forcés…
– Chou-Fleur, quand il était gardien à la cuisine, nous
volait tant qu’on crevait d’faim…
– Begaud, vous savez, celui qu’on appelle d’Artagnan, il
vole le vin de la cantine et il y met de l’eau… je l’ai vu…
– Et Chopine s’est fait payer vingt francs pour passer
un paquet par le mur de ronde, puis l’a porté lui-même au chef !
– Tous, tous, allez, dit quelqu’un désespérément, ils
sont les mêmes. Ils ne valent pas mieux que nous…
– … Ils sont pires…
– Ils sont les plus forts.
– Les plus forts sont les pires.
Ils ne sont ni les plus forts ni les pires. Les hommes sont
sans force dans la Meule. Et le système est pire que les hommes.
24. Les années.
Nous passons les dimanches à l’atelier. Le silence des
machines étouffe nos voix. Le repos entrave nos mouvements. Nous sommes chevillés
à nos places ; les heures se traînent avec lenteur, fleuve lourd chargé du
limon des souvenirs. On a trop peu de livres et surtout de bons livres pour y
trouver un refuge constant. De l’immobilité désœuvrée de l’atelier nous passons
à la ronde cadencée dans les cours. La ronde tourne longtemps, parfois dans la
chaleur qui fait coller à la chair moite les vieilles vareuses
réglementairement boutonnées, parfois dans le froid qui pince les doigts, dans
ses tenailles invisibles. Heureux encore si les trois arbres du préau couverts
par le givre d’une poussière d’argent nous rappellent la féerie de l’hiver dans
les parcs.
Deux fois par mois, les dimanches, de dix heures à midi, les
détenus écrivent à leurs proches sur du papier à l’en-tête de la maison
centrale. Défense de traiter de la peine ainsi que de sujets étrangers aux
affaires personnelles. Nouzy, écrivant à sa femme, lui avait fait des
recommandations sur l’éducation de leur garçonnet : « … Garde-toi, surtout,
de lui laisser enseigner le respect des fétiches, apprends-lui à voir clair, de
bonne heure, à travers les hypocrisies… » M. le Contrôleur civil
convoqua dans le petit bureau des comptables d’atelier le matricule 6825.
M. le Contrôleur civil Sibour avait un nez pointu, un teint moisi, des
épaules étroites et carrées, un pardessus beige tombant tout droit sur de
grands pieds plats. Désignant ces lignes d’un doigt carré qu’on eût cru de cire :
– Qu’est-ce que cela ?
Le débardeur rouennais, vieil anarcho narquois, plissait ses
petits yeux vifs :
– Ça ?… les fétiches ? Ben quoi, ce sont des
fétiches, Monsieur le contrôleur.
– Je ne vous parle pas des fétiches. Je vous demande ce
que vous écrivez là à votre épouse.
Ce fonctionnaire savourait le mot épouse. – Pouze, va !
disait-on derrière lui.
– Ben, Monsieur le contrôleur, ce sont mes idées…
– Apprenez, Nouzy, que vous n’êtes pas ici pour exposer
vos idées. Si je vous y reprends, je vous prive de correspondance. Vous me
referez cette lettre, dimanche prochain…
– Sans idées, Monsieur le contrôleur ?
– Vous m’avez compris. Allez.
Peu d’hommes, par bonheur, se permettaient d’émettre des
idées. On placarda pourtant, à l’atelier, contre la demi-douzaine de résistants
que nous étions, un ordre du directeur, enjoignant aux détenus d’avoir à « rédiger
leur correspondance avec brièveté en ne traitant, sans digressions d’aucune
sorte, que de leurs affaires de famille ». Ceux qui laissaient dans la vie
des êtres chers, des enfants, une femme attendue, rêvée maintenant depuis des
années, dans les nuits hantées de la cellule, dans les rondes insensées, dans
les heures lancinantes de cafard, ceux-là se rendaient à la correspondance avec
un trouble mêlé de colère et d’écœurement. Comment ne pas écrire ? Comment
ne pas chercher des mots pour dire quand même l’inexprimable ? Comment
renoncer à pousser ce cri contenu, déformé, étouffé, ce cri quand même, une
page méditée plusieurs soirs, avec des mots pleins de reproche pour les lettres
qui n’étaient point venues, emplissant les soirs de désolation, creusant l’âme
d’inquiétudes ou de jalousies intolérables ? Comment écrire sur cette
feuille portant à côté de l’en-tête le numéro matricule du détenu, qui
sera lue par M. le vaguemestre Roussot dit Pince-la-Fesse à cause de son
arrière-train
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