Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Les hommes dans la prison

Les hommes dans la prison

Titel: Les hommes dans la prison Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
Vom Netzwerk:
boulette de papier.
    « Je voudrais, écrivait-il, être dehors pour être tué
le premier. Je voudrais, dans la première rencontre, me jeter entre Allemands
et Français en leur criant : Vous êtes fous, vous êtes frères ! Tous
ceux de ma classe vont se faire tuer. Je suis d’une année morte. Je me fais
déjà l’effet d’un condamné à mort qu’on aurait oublié… »
    Les événements se présentaient à nous dans un schématisme
inexplicable. La guerre surgissait soudainement du néant. Nous ne savions rien
de ses antécédents. Aussi étions-nous, par la plus cruelle ironie, dans l’Europe
démente de ces jours, les seuls hommes peut-être à la considérer avec l’éloignement
d’habitants d’une autre planète. Nous étions à coup sûr du nombre des rares
Européens que la terrible griserie des premiers jours n’entraînait pas…
    Le soir, dans nos cellules, nous écoutions venir de la ville
proche des rumeurs insolites : Marseillaises clamées par des foules
délirantes dans les gares où partaient les soldats, sifflements précipités des
trains, orchestres étouffés. Nous écoutions, tendus, accueillant cette vague
contagion d’enthousiasme, effroyablement attristés ensuite de retomber au
silence, au vide, à l’inutile angoisse de nos nuits.
    Des rumeurs de victoire circulèrent. Rollot reçut une lettre
qui commençait, comme un poème, par ces mots : « Ce soir est un soir
de victoire, je suis heureuse… » Il la lut, très rouge, avec un sourire
crispé. Il répondit en marge, pour lui-même. « Tu es folle. Il n’y a que
des désastres, des désastres. » On chuchota des noms de villes prises :
Mulhouse, Thann, l’entrée prochaine des cosaques à Berlin. Puis on parla de
villes perdues et détruites : Liège, Maubeuge, Charleroi, Lille. La
défaite passa sur la prison comme l’ombre d’un nuage sulfureux. Nul ne savait
rien de précis. Les gardiens avidement interrogés en toutes occasions se
taisaient. Les correcteurs écoutaient à la porte du directeur civil. Ils
rapportèrent ce commentaire d’un communiqué de victoire d’où ressortait l’occupation
de Compiègne par les Allemands : « Encore une victoire comme celle-là
et ils seront à Paris ! » Des rumeurs de trahison coururent. On parla
de généraux traîtres abattus à coups de revolver en plein état-major. Ce qui
intriguait le plus les quelques révolutionnaires que nous étions, c’était le
sort de nos camarades. Avaient-ils tenté de résister ? Les avait-on
fusillés ? Nous nous les figurions assaillis par l’émeute ; et la
guerre passait sur leurs cadavres. Un d’entre nous reçut une visite. On l’instruisit
des questions à poser. Il revint du parloir désaxé, ne comprenant rien :
    – Y a rien eu… rien… Paraît qu’Hervé s’est engagé. Almereyda
aussi… Anatole France aussi… Tous les copains sont partis… Y en a qui sont déjà
décorés…
    Les gars du Nord ne reçurent plus de lettres. Puis
arrivèrent des condamnés militaires. Une joie étrange rutilait dans leurs yeux.
    – Vous plaignez pas ! disaient-ils. Vous pouvez
pas vous figurer c’qu’on est bien ici !
    – J’aime mieux faire mes cinq ans, tiens ! que d’mener
c’te vie-là, au front, avec la crève au bout, et quelle crève !
    L’horreur de la guerre, fraîche dans leurs cerveaux, ils
nous l’apportaient en images précises. Deguy, fils d’un commissaire de police, toute
petite tête d’albinos au bout d’un long cou, mimait la détente du genou :
    – Tu comprends, ma baïonnette s’était tordue dans l’bide
du type, j’ai dû la retirer à coups de pied…
    Minot, déserteur arrêté dans les Pyrénées avec une fausse
permission surchargée de chiffres (« plus y en a, mieux ça vaut ») racontait
son entrée chez les cuistots du bataillon, comme il était venu chercher la
soupe avec des copains.
    – Toute la pièce était rouge, jaune, noire ; y
avait plus d’hommes, y avait plus rien ; la viande humaine et des lambeaux
d’étoffe nageaient dans la soupe et le sang sur le carrelage… Une marmite de
155 leur était tombée dans la marmite, tu vois ça d’ici…
    Ces rescapés du front trouvaient douce notre lente torture.
    – Non, mais, c’que vous êtes des veinards, eh ! tas
d’bandits !
    Notre notion du monde était bouleversée.
    La bataille se rapprocha de nous. La nuit, des souffles
courts qu’on eût crus chargés d’électricité venaient de

Weitere Kostenlose Bücher