Les hommes dans la prison
autre encore, inexprimable.
Moure obtint la place convoitée. La fuite paresseuse des
poissons rouges excita d’autres rêves dans un autre cerveau. Seul avec lui-même,
Moure se transfigurait, ainsi qu’un possédé car il vivait depuis toujours
chargé de mystères inavouables. Et jamais sa vie n’en avait été aussi remplie
qu’à présent. Dans les heures calmes de l’après-midi Moure, faisant semblant de
recopier au net des États de livraisons de denrées , dépliait ses
enveloppes secrètes. Elles contenaient d’étranges petites mèches de cheveux
durs, roulés en courtes boucles ; une fadeur prenante en émanait. Il y en
avait de différentes nuances ; quelques-unes se rattachaient par des
faveurs blanches à des étiquettes de papier écrites d’une ronde soignée :
« Georgette, le 26 novembre. » – « Lucienne, ma gentillette, petite
p… adorée, b… le second jour de Pâques. » Ces prénoms féminins dérivaient
toujours de prénoms masculins. Dans ses inscriptions calligraphiées Moure se
plaisait à accoler des épithètes et des expressions brutalement ordurières aux
mots d’amour et aux diminutifs câlins. Il respirait les yeux mi-clos, les
narines élargies, ces nauséabondes fadeurs de semence humaine desséchée ; son
regard le plus profond, que nul au monde ne connaissait, suivait machinalement
les poissons rouges tournant dans la vasque. Un doux visage d’adolescent
vicieux naissait là, d’un reflet de nuage dans l’eau terne, précisait ses yeux
larges et ses lèvres goulues pareilles à des fraises molles. Les mains
délicieusement impudiques du petit Antoine offraient à l’amant agenouillé une
chaude fleur de virilité. Moure cherchait alors, parmi ses reliques amoureuses
une mèche blonde ; Moure calligraphiait lentement une date, suivie de
termes mièvres : « Antoinette, ma toute douce et jolie petite amie »,
puis, la bouche légèrement tordue, la lèvre tremblante, il y ajoutait quelques
mots durs, obscènes jusqu’à la cruauté.
Ainsi s’évanouissaient les journées, les saisons, les
années, comme d’épaisses fumées lentes à se dissiper, mais dont il ne reste
pourtant rien.
Printemps était la saison poignante. Un tel appel venait du
cœur même de la vie, en avril, avec les premières pousses sur nos arbustes, les
premiers ciels éclaircis, les premières tiédeurs que nous croyions tous sortir,
les nerfs à vif, de la grande torpeur. Avril cravachait les vieilles
souffrances assoupies ; mais plus encore, avril cravachait les énergies
défaillantes. La ronde martelait mieux le pavé de ses trois cents sabots ;
des pantins cassés s’y redressaient, des fronts gris s’y relevaient… Je faisais
parfois des vers, en marchant ; je me sentais tellement victorieux de la
Meule…
Plus que vingt mois ! me glissait Gilles, au passage, le
visage rayonnant.
25. La guerre.
Je me souviens d’un dimanche implacablement azuré. Nous
passions la journée alignés sur des bancs le long des murs crépis à la chaux d’une
vaste cour plantée d’arbres. Nos regards dissimulés surveillaient les gardiens
affalés sur leurs chaises, dans la pesante chaleur. Le soleil roussissait l’herbe :
on voyait vibrer l’air brûlant. Cette immobilité, cette chaleur, cette clarté
impitoyables se concentraient, accablement sans bornes, autour d’une idée
nouvelle qui bouleversait : la guerre. Nous venions de l’apprendre, comme
nous apprenions les grands événements qui dominent les années, par des canaux
inconnus. Je ne pouvais penser à rien. Je m’efforçais de concevoir cette
réalité monstrueuse de millions d’hommes marchant, par toute l’Europe, les uns
contre les autres, le fusil pendu au poing comme pendait au poing de l’ancêtre
la hache de pierre. À quelques pas de moi était un Allemand, brave garçon
simple, droit et fort. Tous les yeux se tournaient par moment vers cet homme
pareil aux autres, notre frère à tous, notre copain, devenu tout à coup, sans
le savoir lui-même, un ennemi (on allait bientôt apprendre à dire un « boche » ;
mais je ne pense pas que ce mot lui ait jamais été appliqué ; il était
trop réel parmi nous, trop pareil à nous ; les haines, surtout celles des
foules, ont besoin de la distance pour déformer le monde à leur gré) et qui, partout
ailleurs, eût été bon à tuer.
Le soir, Miguel que je voyais fiévreux, s’étant arrangé pour
passer près de moi me glissa dans la main une
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