Les hommes dans la prison
saignait par d’innombrables plaies : ceux de
ses enfants qui étaient là n’en devaient rien savoir. Il y avait des pères dont
les fils se battaient, des frères de combattants, des pauvres diables dont les
villages n’étaient plus que des tas de pierrailles encore pilonnées par le
canon : nul ne devait rien savoir. Nous avions quand même de la guerre une
idée monstrueuse. Nous la voyions à travers des grilles, des brumes, des
espaces interplanétaires. Bataille des îles Falkland, capitulation des Anglais
en Mésopotamie, les Russes dans les Carpathes… Des bribes de communiqués
parvenaient jusqu’à nous ; toutes les cartes du monde m’apparaissaient
tachées de sang. Rollot, ayant appris le bombardement de la cathédrale de Reims,
nous en informa. Beaugrand, le metteux d’feu, à l’affût des petites délations
profitables, le dénonça. Mon camarade comparut au « prétoire de discipline »
devant trois képis galonnés d’argent. M. le Directeur, mécontent, tapotait
le bureau d’une main nerveuse :
– Vous avez l’air bien informé, Rollot. D’où tenez-vous
vos informations ?
Silence.
– Apprenez à répondre quand on vous parle. D’où
tenez-vous vos informations ?
– De la lune, M. le Directeur.
– Ah, c’est comme ça ! Je vous dresserai, mon ami.
Cellule noire jusqu’à nouvel ordre.
Nous devions ignorer jusqu’à l’agonie, sous la mitraille, des
vieilles pierres sacrées. Nous étions les seuls hommes au monde auxquels
défense fût faite de connaître la guerre ; mais ne lisant rien, n’entrevoyant
de l’histoire, au travers de ce double rideau de fumée de la guerre et de la
bêtise administrative, que les lignes essentielles, nous avions – quelques-uns
– le privilège d’une lucidité exceptionnelle. Je connaissais assez la vétusté
intérieure de l’Empire russe pour, à des moments où les cosaques incarnaient
encore l’espoir de plusieurs vieux pays d’Occident, savoir sa chute inévitable.
Nous discutions tout bas, longtemps avant que l’Europe y songeât, de la
prochaine révolution russe. Nous savions en quelle région du globe naîtrait la
flamme attendue. Nous pressentions là une nouvelle raison de vivre.
Rien ne changeait. Les canons régnaient sur la vieille
Europe. Un million de cadavres s’entassaient dans l’ossuaire de Verdun. La
France, saignant par maintes plaies béantes, aspirait avidement la force neuve
des Canadiens, des Néo-Zélandais, des Hindous, des Sénégalais, des Portugais. Six
cents hommes, dans la Meule, continuaient leur ronde insensée, attestant la
pérennité de l’ordre, plus forte que les cataclysmes sociaux. Nous formions un
îlot fantastique, écarté des chemins de l’histoire.
– Nous serons peut-être, raillait Duclos, les derniers
survivants de la vieille Europe. La mitraille, la famine, la peste, la démence
auront achevé leur danse macabre, que nous nous tournerons encore au pas, dans
ces cours, Menton-de-Galoche et Chou-Fleur marquant le rythme éternel.
La cloche annonçait le coucher. Des escadrilles d’avions
survolaient la prison en direction de Paris. Le ciel était doré.
26. Discipline.
Première infraction à la règle du silence : réprimande.
Deuxième et troisième : privation de cantine. Quatrième : pain sec. Cinquième :
salle de discipline ou cellule. La discipline des prisons repose sur la faim. La
disproportion est souvent singulière entre la rigueur des châtiments et la
futilité des fautes.
Discipline fondée sur l’arbitraire. La règle du silence n’est
respectée de personne. Les gardiens signalent dans leurs rapports les têtes qui
leur déplaisent, et d’autres, au petit bonheur, pour feindre une surveillance
impartiale. Chaque atelier compte quelques hommes taxés de « mauvaise
conduite » et punis un jour sur deux. Ce sont de coutume de grands gamins
fluets, regards insolents, – bouches gouailleuses. « Graine de bandits »,
pensent les gardiens enviant secrètement, du fond de leurs vies rances, la
jeunesse en pleine poussée de sève de ces voyous. Il m’a toujours semblé qu’il
y avait dans la petite persécution quotidienne dont certains jeunes condamnés
étaient l’objet de la part de gardiens d’âge mûr, un élément d’instinctive
rancune. Ces hommes alourdis par la quarantaine, rivés aux aussi à notre chaîne,
sans avenir, doivent éprouver une sorte d’aversion physique envers les vies
encore intactes, que la Meule
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