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Les hommes dans la prison

Les hommes dans la prison

Titel: Les hommes dans la prison Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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ne réussit pas à broyer tout à fait et qui
prendront tôt ou tard leur essor, vers l’aventure, tandis qu’ils continueront, eux,
honnêtes pourtant, comme les pharisiens, à tourner à leur place dans la ronde, jusqu’à
la soixantaine…
    M. le Directeur, assis sous le buste jauni de la
République, distribue tous les matins au « prétoire » la justice
disciplinaire. Infractions au silence, correspondance entre détenus, manquement
à la tâche, au travail, trafic illicite de tabac, rixes, telle est la gamme
habituelle des délits qu’il châtie avant d’aller déjeuner. Les tentatives de
suicide sont punies de trente jours de cellule comme la pédérastie et les menus
vols. Les mouchards bénéficient d’une certaine indulgence.
    La privation de tabac est, après la continence, la pire
privation.
    Hautereau, de l’imprimerie, comparaît devant les képis
galonnés, pour s’être fait prendre en flagrant délit d’usage de tabac. À la
fouille du soir, le gardien La Tuile lui ayant flairé une haleine suspecte, a
tout à coup tâté d’un doigt jaune, puant la chique, sa joue gauche :
    – Qué qu’vous avez là ?
    – Rin.
    – Ouvrez un peu la gueule, pour voir ?
    Hautereau n’ose pas résister au geste de l’homme en uniforme
qui lui prend la figure à deux mains, écarte ses mâchoires comme on ouvre une
boîte, lui fourre prestement sous la joue deux doigts sales et retire, d’entre
les molaires cariées, une chique infâme (qu’il avait peut-être crachée lui-même,
l’avant-veille).
    Maintenant Hautereau, un petit rouquin vieillot de
quarante-cinq ans, tout en nerfs, à tête aplatie de poisson sec, est là, dans l’attitude
réglementaire du soldat devant ses supérieurs.
    – C’est la deuxième fois que je vous y prends, Hautereau.
Où prenez-vous votre tabac ?
    – J’lai trouvé, M’sieur le directeur.
    – Vous feriez mieux de trouver une meilleure réponse. Je
vous donne trente secondes. Vous savez ce qui vous attend.
    M. le Directeur penche sur sa belle montre en argent
ses longues moustaches blanches, son képi surabondamment galonné. Le doux
bien-être que procure un appétit sain une demi-heure avant le déjeuner, lui
confère à cet instant une grande fermeté de caractère.
    Hautereau, les sourcils froncés, songe à l’homme des
crachoirs, son copain, un veinard qui mène une vie dangereuse. Il a de quoi
payer les faveurs des plus « beaux gosses », il ne manque de rien. Sa
fortune de reclus, il la ramasse dans les crachats. Défense leur étant faite de
fumer dans l’enceinte de la maison centrale les gardiens chiquent ; quelques-uns
fument quand ils se trouvent seuls ; mégots et chiques échouent dans les
crachoirs espacés dans les cours et les corridors. L’homme du service général
qui renouvelle tous les deux jours dans les récipients nettoyés la solution d’acide
phénique, en retire ces détritus de tabac mêlés à des glaires de tuberculeux. Il
les lave, les rince, les sèche et les revend. On refume les mégots, on rechique
les chiques. Hautereau réprime une velléité de trahison.
    – Vous avez réfléchi ?
    – Oui, M. le Directeur. Je l’ai trouvé, j’peux pas
vous dire aut’chose.
    – Quarante jours de salle.
    La salle de discipline est vaste comme un atelier moyen, obscure
à cause des étroites fenêtres grillées aux carreaux recouverts d’une couche de
chaux, et des murs peints en noir à un mètre de hauteur et en ocre terreux
au-dessus. Une sorte de vaste cage rectangulaire entourée de toutes parts d’un
treillis serré s’y encastre autour de l’entrée : c’est là que se tient le
gardien. On croirait un réduit de dompteur dans une fosse aux ours. Comme dans
certaines fosses aux ours, des sièges bas, en ciment, sont disposés au milieu
de la salle à un mètre cinquante l’un de l’autre.
    – Changez vos sabots !
    Hautereau obéit. Il ne faut pas qu’il ait à ses pieds ses
sabots coutumiers, ce serait une atténuation de la peine.
    – Entrez !
    Le claquement sonore des sabots heurtés en cadence sur le
carrelage, la pénombre, cette cage, effarent l’entrant ; il voit danser le
long des murs une file de pantins frénétiques qui tournent, tournent, d’un pas
enragé sans rien voir que ces murs, cette cage, leurs propres dos, sans rien
entendre que la voix harcelante du gardien marquant la cadence du pas :
« Gauche ! Gauche ! Gauche ! », sans rien savoir que
la douleur des pieds

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