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Les hommes dans la prison

Les hommes dans la prison

Titel: Les hommes dans la prison Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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l’horizon, à
intervalles réguliers : les canons. Nous écoutions, à midi, dans le
silence des machines le ronflement sourd des batteries éloignées qui tiraient
sur des plaines et des coteaux où s’acheminaient, dans un ordre systématique, des
files de fourmis casquées… La ville sombrait dans le silence. Tous ceux qui
pouvaient fuir, fuyaient. Notre contremaître civil, M. Fouquier, petit
rentier gras et bourru, passait parmi nous accompagné d’un fantôme : son
fils unique venait d’être tué à vingt ans.
    – Y va dev’nir vache, dit Guillaumet, y va nous en
vouloir d’être en vie.
    Cette prévision ne se vérifia pas. De grosses rides
sillonnèrent le triple menton flasque de M. Fouquier. Une pitié nouvelle
apparut dans ses yeux. Il montra à l’un de nous, dans un coin noir du magasin, un
portrait de jeune soldat imberbe.
    Un ordre du ministère interdisait, paraît-il, l’évacuation
des prisons. La peur mouillait le front des gardiens.
    – Les Allemands seront là, dimanche.
    Allait-on se battre sur la rivière ? Elle constituait
pour l’armée en retraite une défense naturelle. Notre clocher d’église nous
semblait tout désigné pour servir de point de repère à l’artillerie. Poule, affolé,
me demandait :
    – Tu crois qu’y nous bombarderont ?
    Je répondais :
    – Bien sûr.
    Je vivais seul. Je sentais la peur ramper d’homme à
homme. J’éprouvais une sorte d’exaltation d’où naissait une grande sérénité. Le
canon labourait le vieux monde, le canon allait briser la Meule. La loi s’affirmait,
pour ma génération, d’être tuée. J’eusse mieux aimé prendre ma part à l’action,
à la souffrance commune, tomber comme les autres, amis, ennemis (il n’y avait
pour moi que des hommes courbés sous la même loi), mais toute fin est bonne à
qui l’accueille debout, consentant ; il faut que chacun accomplisse son
destin. Marc-Aurèle m’enseignait le consentement. « Plusieurs grains d’encens
sont sur le même autel : l’un tombe plus tôt, l’autre plus tard : nulle
différence… Tout ce qui te convient, ô monde, me convient ! » Il y
avait une joie profonde à penser à ce renouvellement du monde par le canon, qui
interrompait enfin notre ronde.
    Le canon se rapprochait. Nous restâmes trois jours dans les
cellules du dortoir ; ce furent des jours immensément clairs. Plus de
ronde martelant le pavé. La Meule ne grinçait plus. La Meule résignée attendait
l’obus-pilon qui la broierait à son tour. Les gardiens terrifiés nous
négligeaient. J’avais reçu une bonne lettre. Je lisais la vie de Luther. J’étais
seul avec ma sérénité.
    On arrêta ces jours-là dans la forêt voisine des espions
qui n’étaient peut-être que des fuyards. L’un d’eux, vieux paysan noueux, couvert
de la tête aux pieds d’un enduit de boue, fut amené à la maison de force avant
de passer en conseil de guerre. L’infirmier Ribotte, un mouchard, reçut l’ordre
de le décrasser. Il le conduisit aux douches à coups de poing dans les côtes. Pour
la première fois de sa vie, on lui jetait en pâture un être humain à martyriser,
sur qui tout était permis. Il le doucha à l’eau quasi bouillante :
    – J’ui disais : « Attends voir, c’est core
rien, sale bête ! Quand tu s’ras au poteau, t’en f’ras une autre de gueule…
As pas peur, tu n’les rateras pas tes douze balles ! » Quand j’lui ai
tordu les parties, d’un coup sec, tiens ! l’a poussé un hurlement, que l’Cuirassier
est v’nu voir c’qu’y s’passait. J’avais une grosse brosse de chiendent à la
main et j’frottais l’ventre au salaud.
    « Qué qu’y a ? fait l’Cuirassier. – Y a m’sieu l’espion
qui trouve ma brosse pas assez douce, que j’dis. – Fous-lui ton poing sur la
gueule, dit l’Cuirassier. » Tu penses, si j’ai pas raté l’occase. Les
espions, achève fièrement Ribotte, y a qu’à m’les passer. Y s’ront servis.
    La bataille s’éloigna, la ronde se remit à tourner sans
fin. Notre boule de pain diminua de moitié, réduite à 300 g d’une pâte brune où l’on trouvait de la paille, des haricots et des vers (du reste cuits).
La faim, dont la présence nous était dès auparavant familière, s’installa parmi
nous, en permanence. Nous devions tout ignorer de la guerre. Le régime complète
le silence par l’isolement absolu ; rien de l’extérieur ne devait parvenir
jusqu’à nous. Le pays mutilé

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