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Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I

Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I

Titel: Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Max Gallo
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bosselée, qu’il dégageait sans regarder parce que l’émotion aurait été trop forte et qu’il voulait approcher de ce semblable couché en terre aux premiers temps comme d’un enfant craintif qu’il faut mot après mot, caresse après regard, apprivoiser.
    — L’homme, dit Lee Lou Ching.
    Sa voix tremblait.
    — L’homme oui, répéta Giulio Bertolini.
    Il regarda le crâne encore à demi enfoncé, ces yeux de terre qui affleuraient.
    De cet instant il se souvenait souvent le matin, quand le soleil crevait la mer, semblait partagé en bandes horizontales de couleur changeante, de la pourpre à l’or. Puis il descendait dans le réfectoire de la mission, vide encore. Le cuisinier préparait le déjeuner des pères et des élèves. C’était un Chinois de Canton, bavard, qui chaque soir perdait au jeu ce qu’il avait gagné dans la journée. Il rapportait à Giulio Bertolini le bruit des rues et des tripots, les rumeurs. Des jeunes étudiants, « des Chinois », précisait avec orgueil le cuisinier, « vont tout changer en Chine, nous allons devenir comme vous, mon Père ». Giulio passait dans la salle de réception. Il était le premier à lire les journaux et Lee Lou Ching, chaque matin, le surprenait, méditatif, le Shanghai Daily News et le Matin de Shanghai ouverts côte à côte. Lee Lou Ching commençait à pouvoir déchiffrer les titres de la première page en anglais et en français. Depuis sa rencontre avec Giulio Bertolini, il étudiait les deux langues et l’écriture chinoise à la mission. Chaque jour, il s’asseyait en face de Giulio, et rituellement, Giulio lui demandait de raconter d’abord en chinois les rêves et les pensées de la nuit, de les écrire, de recommencer en anglais et en français.
    Lee Lou Ching passait de la joie au désespoir. Il conquérait un mot, le répétait, un autre était là, inconnu. Il lui fallait s’exercer à tracer ces géométriques assemblages de courbes et de droites que sont les lettres de l’alphabet romain, puis les oublier pour les sinuosités précises des caractères chinois. Il avait souvent le sentiment alors qu’il hésitait, quêtant l’aide de Giulio Bertolini, qu’il cessait d’exister. Il était comme un roseau que le vent secoue à sa guise ou bien, et il le dit un jour au père jésuite, comme un nuage qui se dissout et se recompose au gré des courants de l’atmosphère sans être jamais identique à lui-même. Il vit que Giulio Bertolini l’observait avec attention et émotion.
    — Comme mon pays, reprit Lee Lou Ching en montrant à Giulio les quartiers chinois dont depuis le jardin de la mission on apercevait les premières ruelles – quel est-il mon père ?
    Lee s’interrompit. La question qu’il posait le surprenait. Elle provoquait en lui une excitation mêlée de crainte. Peut-être avait-elle surgi parce que la veille, avec Giulio, ils avaient quitté la zone européenne de Shanghai, qu’ils s’étaient mêlés à la foule chinoise, ces corps qui se frôlaient, tant l’espace de la rue entre les vendeurs de beignets ou d’oracles, d’opium ou de tissus était limité. Quand on arrivait des larges avenues dans le territoire des concessions française ou anglaise, on étouffait. En rentrant, Lee s’était rendu à la bibliothèque de la mission. Il aimait feuilleter la collection des vieux magazines complète jusqu’au mois d’avril 1914. La guerre avait interrompu les envois. Il était fasciné par ces photographies qui lui faisaient découvrir l’autre monde, les femmes à voilette, les présidents en haut-de-forme, les capitales. La violence aussi de ces pays qui régentait les peuples et les déchirait. Photos d’émeutes, cortèges d’étudiants russes sur les quais de la Neva, paysans de France qui mettaient le feu à des bâtiments officiels, et ces fosses communes creusées pour y entasser les morts de la peste en Mandchourie, Chinois que les Russes traitaient comme des animaux. Le dieu de Giulio Bertolini, cette religion que Lee Lou Ching avait adoptée, expliquait-il cela ?
    — Mon père, dit brusquement Lee, je suis chinois.
    Giulio sourit, prit le poignet de Lee, le serra.
    — Qui te veut autre ? Souviens-toi quand…
    Il rappela leur découverte, le jour de leur rencontre, quand avait surgi de terre, dans la nécropole, l’homme d’avant.
    — Tu es d’un vieux pays, dit-il, plus vieux que tous.
    Il entraîna Lee dans la bibliothèque, lui montra les statuettes que les

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