Les hommes perdus
brasserie ?
— Non pas. Elle est bien morte. Tu ne sais point que je suis très connaisseur en matière chevaline ; avant la Révolution, d’Orléans me tenait pour son maître là-dessus. Aussi Legendre, Fréron et Tallien m’ont-ils obtenu la fourniture des chevaux pour les armées. »
La vieille solidarité jouait toujours entre les Dantonistes. « Comment, toi, fournisseur ! se récria Claude. Mais tu étais honnête !
— Je n’ai pas changé, répondit Santerre avec un grand rire, et tout en pratiquant honnêtement ce métier, je fais plus qu’y gagner ma vie, je t’assure. Le revenant bon sur chaque bête n’est pas très gros, seulement pense au nombre. Par exemple, il faut se remuer ! Je suis rentré hier de Hollande, je repars demain pour l’Espagne. »
L’ancien brasseur ne se bornait pas au commerce des chevaux. L’argent touché, il l’employait, çà et là dans ses voyages, en acquisitions de biens nationaux qu’il divisait et revendait avec bénéfice.
« Presque tous les Dantonistes, remarqua Claude, avaient le sens du profit. Leur erreur, à commencer par Danton, a été de voir dans la Révolution une énorme affaire. Toi, qui n’y as pas cherché avantage, elle t’a ruiné, mais il ne t’a pas fallu longtemps pour te remettre en selle, c’est bien le cas de le dire. Tu vas au bois de Boulogne ?
— Oui, essayer ce mecklembourgeois que je destine à un général de ma corpulence.
— Passe donc par Neuilly, tu embrasseras ma femme. Elle sera heureuse de te revoir. Tu représentes pour nous tant de souvenirs ! »
Il lui indiqua le chemin.
« Merci de la commission, je n’y manquerai pas, tu penses ! Mais n’es-tu point imprudent, mon bon ami ? dit Santerre en badinant. La ravissante Lise…
— N’est pas une citoyenne Beauharnais, répliqua Claude de même. Je suis bien tranquille.
— Oh ! la citoyenne Beauharnais, c’était en tout bien tout honneur, sais-tu ?
— Parbleu ! Adieu, mon bon Santerre. Tous mes vœux t’accompagnent dans tes pérégrinations. »
Claude se fit conduire rue Vivienne et renvoya la calèche. À pied, il gagna le siège de la section Le Pelletier, ci-devant des Filles-Saint-Thomas. L’ancienne chapelle – où, quatre ans plus tôt, les grenadiers royalistes déguisés avaient contraint Marie-Josèph Chénier, alors Montagnard, à élargir Weber, le frère de lait de la reine – était comble. Réunis en assemblée primaire, les électeurs allaient se prononcer sur la Constitution et les décrets annexes, soumis comme elle à la ratification du peuple. Tout le peuple votait, citoyens actifs et citoyens passifs. Les assemblées primaires demeuraient celles de la république démocratique. Le principe ne changerait que pour les élections, une fois la constitution nouvelle mise en vigueur. Mais ici, dans cette section par excellence des « ventres dorés », royalistes même en pleine Terreur, les citoyens actifs ou assimilés formaient une majorité absolue. Parmi les banquiers, les gens de Bourse, les commerçants en gros, ceux qui arboraient depuis le 10Août les sabots, le pantalon, le bonnet ou la toque, la carmagnole ou la houppelande du vrai sans-culotte, s’étaient empressés, après le 9Thermidor, de jeter aux orties cette défroque, pour reprendre le costume et les manières des « honnêtes gens ». On voyait même les coiffures en poudre des émigrés, mêlées aux oreilles de chien thermidoriennes et aux cadenettes des muscadins. À la tribune, à la place du strict et sombre Billaud-Varenne, l’Espagnol Marchena, soustrait en 93 à la proscription de ses amis les Girondins, exhortait l’assemblée à voter la Constitution et à repousser les décrets.
Cela semblait un mot d’ordre. Déjà, l’avant-veille et la veille, dans les sections où Claude était passé rapidement, on entendait ce pressant conseil assorti d’imprécations, sinon de menaces, contre les perpétuels. Dans celles qu’il visita ce jour-là, il en fut de même. À la Butte-des-Moulins, le littérateur Laharpe, Montagnard repenti ; aux Tuileries, le vieux Dussaulx, ex-compagnon de Jean Dubon à la Commune du 14Juillet, ex-jacobin, ex-Girondin sauvé au 2Juin par Marat ; aux Champs-Élysées, Lacretelle jeune, dénonçaient avec plus ou moins de mesure le décret des deux-tiers, déclaraient « attentatoire aux droits de l’homme » le décret ôtant la capacité politique aux parents d’émigrés non radiés,
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