Les hommes perdus
depuis six ans sur la France et prétendaient contraindre le peuple à les réélire.
En revanche, à la section des Droits-de-l’Homme, il tomba de son haut. Elle siégeait dans l’église dite Petit Saint-Antoine, rue du Roi-de-Sicile. À deux pas, se dressait La Force et s’ouvrait la rue des Ballets où s’étaient entassées en Septembre les victimes des massacres auxquels l’assemblée sectionnaire donnait l’impulsion. À présent, elle demeurait sans-culotte, quoiqu’on n’y portât plus le bonnet rouge. On n’y aimait nullement les royalistes, mais on n’y détestait guère moins les Thermidoriens, les « emprisonneurs de patriotes », les Soixante-Treize et les Vingt-Deux, qui avaient décapité la Révolution, refusé de mettre en vigueur la Constitution de l’an II, et qui s’accrochaient au pouvoir pour établir leur république bourgeoise, « leur république des profiteurs, où les prolétaires seraient esclaves ». Aussi s’apprêtait-on à repousser en bloc les décrets et l’acte constitutionnel.
À l’Arsenal, même antienne, plus violente encore. On se souvenait ici de Chabrier, Duval, Delorme qui avaient payé de leurs têtes leur humanité envers les conventionnels contre-révolutionnaires et les gardes nationaux bourgeois, de Pierre Dorisse déporté, de Pierre Lime en prison. « Et l’on voudrait nous obliger à maintenir au pouvoir deux tiers de ceux qui ont ainsi traité nos frères, enfermé Babeuf, chassé de la Convention nos amis montagnards, retiré à la plupart d’entre nous les droits politiques, de ceux qui, au nom du prétendu peuple possédant et riche, ont replongé le vrai peuple dans l’esclavage d’où nous étions sortis au 10Août en effondrant la monarchie ! Allons donc ! ces hommes-là, engraissés de notre sang et de notre misère, sont au premier chef nos ennemis. Nous nous associerions plutôt à leurs adversaires pour les abattre, quitte à régler ensuite nos comptes avec les royalistes. » La motion des sections Le Pelletier et Fontaine-de-Grenelle, pour la formation d’un Comité central, arrivant là-dessus, fut adoptée sur-le-champ. Claude avait reconnu l’orateur enflammé : son secrétaire en 92, lorsqu’il remplissait, durant la Législative, les fonctions d’accusateur public près le tribunal criminel du 1 er arrondissement de Paris. À cette époque, le garçon n’était rien moins que jacobin. Aurait-il tant changé depuis ?… Ou bien ?… Les réacteurs possédaient assurément dans les sections populaires des gens à eux. Rien ne pouvait être plus fou que de s’associer aux contre-révolutionnaires en escomptant s’en débarrasser une fois les perpétuels chassés. Les royalistes avaient tout à gagner dans une telle coalition ; le peuple, tout à perdre, car le retour à l’Ancien Régime lui ôterait le peu de liberté matérielle et la grande liberté morale – source du progrès à venir – que lui laissait la république bourgeoise.
Comment exposer cela du haut d’une tribune populaire ? Claude ne doutait pas, s’il y montait, de se faire acclamer comme montagnard, comme proscrit ; mais il savait aussi qu’après cela on le huerait s’il voulait parler raison à ces citoyens passionnés d’une juste colère. Mieux valait s’en remettre à sa plume pour les éclairer. Il partit, beaucoup moins confiant qu’au sortir de Grenelle.
Il passa par le Théâtre-Français, section autrefois sœur des remuants Cordeliers, à présent bien revenue de son enthousiasme démocratique, et du reste, depuis longtemps écumée de ses « terroristes ». Rien, dans ce quartier, ne rappelait plus Marat, Danton ni Desmoulins. Qui habitait maintenant, au-dessus du petit café, le logis où l’inconséquent, irascible, mais si séduisant Camille et la tendre Lucile avaient, la veille du 10Août, reçu les Marseillais ? Derrière les fenêtres à petits carreaux, on entrevoyait des rideaux de guipure. Peut-être ce nid abritait-il un autre ménage amoureux. Le « bon Rouleau », « Monsieur Hon », pauvres victimes ! Comment avait-on pu en arriver à de pareilles rigueurs ? Même pas deux ans, et cette violence fratricide paraissait inconcevable. Terrible engrenage des causes et des effets. Mais si Vergniaud se trompait quand il comparait la Révolution à Saturne ! Si elle ne devait pas nécessairement dévorer ses enfants ! Si Batz disait vrai au fond de ses exagérations ! Si c’étaient des
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