Les hommes perdus
protestaient contre la limitation arbitraire apportée au choix des électeurs.
À la Fontaine-de-Grenelle, on alla plus loin. La veille, la section Le Pelletier avait audacieusement (sous l’impulsion du baron de Batz en personne, Claude ne s’en doutait pas) voté une espèce d’acte de garantie plaçant « tous les citoyens sous la sauvegarde de leurs assemblées primaires respectives et des quarante-sept autres de cette cité ». Bien que cet acte – fort hypocrite, car il visait uniquement, en fait de citoyens, les ennemis des perpétuels et tendait à coaliser les assemblées sectionnaires – ait été cassé le soir même par la Convention, la Fontaine-de-Grenelle l’adopta. En outre, elle nomma des commissaires chargés d’inciter les autres sections à l’adopter également. C’était entrer de pied ferme dans l’illégalité. Si les assemblées disposaient d’un droit souverain en ce qui concernait leur police intérieure, leur ordre du jour, les dates et la durée de leurs réunions, si rien ne s’opposait à ce qu’elles émissent, des vœux et les présentassent sous forme de pétitions à la Convention, elles ne pouvaient ni prendre des arrêtés étrangers à leurs travaux, ni se coaliser entre elles, ni encore moins se mettre au-dessus des lois. Claude observait la situation avec le plus vif intérêt. Ces gens se croyaient bien forts de l’impopularité des conventionnels, pour les braver si impudemment ! Le président invita la section à se déclarer en permanence jusqu’à ce que le nouveau gouvernement fût installé. Voté aussitôt, ainsi qu’un arrêté excluant du suffrage les citoyens « désarmés comme terroristes ». Enfin, on approuva une motion, encore de la section Le Pelletier, laquelle ne prétendait à rien de moins qu’à créer un Comité central des assemblées primaires en réunissant les commissaires délégués par chacune d’elles. Les trois décisions constituaient autant d’outrages à la loi. Décidément, la guerre était ouverte.
On voyait sans peine comment ces téméraires comptaient la mener. Leur Comité central ressemblait diantrement au Bureau de correspondance des sections formé par Danton à l’Hôtel de ville peu avant le 10-Août et devenu, dans la nuit du 10, la Commune insurrectionnelle. De même espéraient-ils, sans aucun doute, transformer leur Comité en une pseudo assemblée du peuple, qui dissoudrait la Convention par la force, au moyen de la toute bourgeoise garde nationale, ferait les élections à la guise monarchiste, installerait un Corps législatif et un Directoire composés de royalistes ou d’hommes à eux. Ensuite ce gouvernement rappellerait au trône les Bourbons.
Comptez là-dessus et buvez l’eau de Grenelle, mes bons amis ! D’abord, je vais, dans La Sentinelle, dévoiler votre plan de campagne aux yeux des citoyens abusés par vos déclamations. Vous êtes des aristocrates, des gros bourgeois et vous usurpez le nom de peuple. Deuxièmement, dans votre espoir de battre les républicains avec leurs propres armes, vous oubliez une chose : personne, après septembre 92, n’a jamais pu remonter la machine à diriger les soulèvements, démantelée par la Convention. Ni les agents de Batz et les hébertistes alliés, au 31mai où ils durent se contenter d’un Comité insurrectionnel réduit à l’assemblée de l’Évêché, ni les nouveaux Cordeliers impuissants à soulever les sections en ventôse an II, ni les robespierristes au 9Thermidor, ni les patriotes des faubourgs en germinal et prairial derniers, n’y parvinrent. Là où échouèrent des hommes de cette sorte, ce n’est pas vous, pauvres cafards, qui réussirez. Vous êtes foutus d’avance, mais il faut vous laisser poursuivre vos folles entreprises pour que vous perdiez à jamais votre parti et la royauté.
Claude sortit. Un locatis le mena tout à l’autre extrémité de la ville. Il voulait voir maintenant les sections populaires. À la Halle-au-Blé, il ne fut pas surpris d’entendre des propos très semblables à ceux de Laharpe, de Marchena, de Lacretelle. Le royalisme était resté vivace dans les Halles, dont les dames, au temps le plus sanglant de l’hébertisme, n’avaient pas craint de fesser en public Claire Lacombe et ses Femmes révolutionnaires. Avec leur costume blanc et leur vaste chapeau de paille, les « forts » écoutaient complaisamment des orateurs bourgeois vitupérer les tyrans sanguinaires qui régnaient
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