Les hommes perdus
compromettre l’un l’autre, ils ne se rencontraient pas et communiquaient au moyen de billets déposés par un intermédiaire. Le premier des deux messages rapportait textuellement quelques phrases surprises entre Richer-Serizy et Lacretelle jeune, dans un café des Champs-Élysées :
« Rich. – Le résultat de la victoire sera le rétablissement des Bourbons.
Lac. – Si la nation le veut. Mais elle ne les rappellera que conditionnellement.
Rich. – Je vous entends, vous êtes un Feuillant encroûté. Nous ne sommes donc unis que pour quatre ou cinq jours ?
Lac. – Du moins ne serons-nous pas politiquement unis plus longtemps, suivant toute apparence. »
Tiens, tiens ! Intéressant ! D’abord, Lacretelle, résolument monarchiste, ne voulait rien céder à l’absolutisme. Pas mauvais à savoir. Secundo : les « quatre ou cinq jours » en disaient long sur le complot des royalistes et des monarchistes alliés. Cela représentait le temps de déclencher et de mener à bien un soulèvement dont ces mots confirmaient le projet. Tertio : là se révélait la faiblesse des conjurés, temporairement associés mais destinés à se combattre sitôt le but atteint, sinon même avant.
Le second message était l’extrait d’un rapport dû à une « mouche » de salon : mondaine en mal d’argent, qui vendait à Héron des confidences, ou l’un de ces émigrés non radiés, tolérés à condition qu’ils servissent d’oreilles là où des agents ordinaires n’eussent pu promener les leurs. Il s’agissait de propos entendus à un grand dîner chez la baronne de Staël, fille de Necker, femme de l’ambassadeur de Suède à Paris. Elle accueillait dans son salon tous les anticonventionnels notoires. Le clan Tallien aurait bien voulu l’exiler, mais on ne pouvait rien contre l’épouse d’un ambassadeur apprécié et soutenu par le Comité des Affaires étrangères. Il fallait donc subir cette grande femme hommasse, pas belle, tumultueuse, intrigante, quelque peu bas-bleu, et d’une très vive intelligence. Elle en donnait la preuve en conseillant à ses convives de laisser la Convention mourir d’elle-même. Selon le rapport, elle avait dit : « Vous ouvrez un débat qui ne saurait se terminer que par les armes. Vous voulez finir la Révolution et vous allez combattre dans les rues de Paris. Vous lui donnerez ainsi un nouvel essor. La Convention a dû sa naissance au 10Août ; elle s’affermira par un 10Août nouveau. » Laharpe assurant que l’opinion était toute contre la Convention, elle avait répliqué : « Je demande à M. Laharpe de quel calibre sont les canons de l’opinion publique. »
Le bon sens parlait par cette bouche. Et, dans ce salon, M me de Staël ne prêchait pas seule la sagesse, certainement. Ses amis, l’ex-général Montesquiou, conquérant de la Savoie, Mathieu de Montmorency – le « petit Montmorency », comme l’appelait Rivarol –, ancien constituant et actuel amant de la baronne, tous émigrés radiés en messidor, thermidor, n’étaient point hommes à souhaiter ni approuver un « combat dans les rues de Paris ». De leur part, on devait attendre des manœuvres infiniment plus nuancées et plus habiles, soit pour rétablir la monarchie constitutionnelle dont ils avaient été les tenants avec La Fayette, les Lameth, Barnave, Duport, soit pour s’installer en personne au Directoire, comme le bruit en courait. On racontait même que le ci-devant évêque Talleyrand – également radié, à l’instigation de Marie-Joseph Chénier sur les instances de M me de Staël – allait revenir d’Amérique dans cette intention. Faute d’une monarchie tempérée, ces gens-là s’accommoderaient fort bien d’une république bourgeoise, pourvu qu’ils présidassent à ses destinées, et M me de Staël pourvu qu’elle en fût l’égérie.
Curieux, ce goût de certaines femmes pour la politique, le pouvoir exercé en coulisses ! Après les favorites royales, Marie-Antoinette, M me Roland, Théroigne de Méricourt avec le clan Pétion. Une coupure : le gouvernement révolutionnaire, farouche misogyne. Et maintenant cette Staël. Langlois avait écrit, l’autre jour, dans son Messager du soir : « Est-il vrai que ce soient trois femmes qui nous gouvernent aujourd’hui et que Lodoïska ait embrassé M me Cabarrus pour perdre ensemble M me de Staël ? » Langlois se moquait du monde : ni Germaine Louvet ni M me Tallien ne se
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