Les hommes perdus
royalistes qui avaient machiavéliquement conduit les grands révolutionnaires à s’entre-détruire ! Si tout le sang versé ne l’avait été que par une longue et tenace conspiration tendant à noyer la Révolution dans ce flot ! Si une franc-maçonnerie blanche, dont Batz n’était qu’une tête vantarde, avait fait les Massacres de septembre tout comme le 31mai ! Si elle avait voulu la mort de Louis XVI parce qu’on ne pouvait rétablir l’absolutisme avec un prince tellement faible ! Si… Allons donc ! Claude haussa les épaules. Cherchait-il à se débarrasser du remords d’avoir laissé condamner ses amis ? Il pressa le pas pour en finir avec ces pensées.
Parmi les curieux assistant aux délibérations sectionnaires, il aperçut le malingre Buonaparté avec deux officiers de son âge. Il ne semblait pas fort pressé de partir pour Constantinople. L’assemblée écoutait le journaliste Fiévée, auquel succéda son confrère Richer-Serizy, l’ultra-royaliste rédacteur de L’Accusateur public. L’un et l’autre, sans rire, évoquèrent la souveraineté du peuple, la déclarèrent odieusement violée par les décrets. C’était bien la tactique. Les contre-révolutionnaires invoquaient les principes de la Révolution pour l’anéantir. Un citoyen de bonne foi observa que ces décrets n’attentaient point aux droits du peuple puisqu’on les soumettait à sa ratification, et qu’à tout prendre le renouvellement annuel du Corps législatif permettrait aux électeurs d’écarter en trois ans tous les conventionnels. En somme, il s’agissait d’un système transitoire entre le gouvernement révolutionnaire dont on sortait et le régime constitutionnel. Cette transition paraissait fort nécessaire, fort sage. Les nouveaux députés auraient ainsi le temps de s’initier…
Le président, au nom, sans doute, de la liberté d’opinion, coupa la parole à ce bélître. Toutefois Fiévée lui répondit, avec politesse, habileté, et non sans justesse : « Citoyen, vous auriez raison si les conventionnels étaient tous honnêtes gens. Mais, nous le savons trop, une grande part d’entre eux sont des profiteurs. Ils s’incrustent dans leur place parce qu’elle les enrichit. Ils sauraient fort bien, lors des prochains renouvellements, imaginer d’autres décrets pour se maintenir longtemps encore. C’est aux électeurs, non pas à eux, à choisir dans la Convention les gens honnêtes qu’il faut conserver pour faire, comme vous le dites très raisonnablement, l’éducation des nouveaux venus. » Ce Fiévée, ancien typographe passé du composteur à la plume, ancien collaborateur de Condorcet à la Chronique de Paris, emprisonné quelque temps sous la Terreur, était un monarchiste modéré, d’esprit très souple : au total, un personnage assez sympathique.
Après ces diverses soirées et cette journée de sondages dans les assemblées primaires, Claude, avant de rentrer à Neuilly, repassa rue Nicaise persuadé que la Constitution serait largement acceptée, mais fort incertain de ce qui attendait les décrets. Or une puissante majorité républicaine dans le Corps législatif s’affirmait de plus en plus indispensable, sans quoi le royalisme – et non pas seulement le monarchisme à la Lanjuinais et autres anciens Feuillants – triompherait à brève échéance. Au reste, si par hasard les décrets étaient approuvés, les conventionnels ne seraient pas vainqueurs pour tant. Ils devraient faire face à l’insurrection nettement annoncée par la motion des sections Le Pelletier et de Grenelle. Toutes les assemblées populaires n’y adhéreraient pas, mais aucune assurément, ni le Panthéon, ni la Cité, ni les Gravilliers, ni celles du faubourg Antoine et du faubourg Marcel, ne prendrait parti pour les perpétuels. Les républicains de la Convention avaient commis une lourde faute en laissant persécuter ou persécutant eux-mêmes les patriotes, par crainte des survivances hébertistes. Je l’ai dit et redit, cela n’a servi à rien. Ils se trouvent à présent privés de défenseurs. On pourrait néanmoins remédier encore à cela ; une ressource demeure.
En pénétrant chez lui, il découvrit sous la porte deux messages sans suscription ni signature. Point n’en était besoin. Ils provenaient d’Héron qui, réintégré dans la police secrète, témoignait à Claude sa gratitude en le renseignant comme autrefois, au temps des grands Comités. Pour ne se point
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