Les hommes perdus
Barras, et il s’en faisait un moyen de renforcer sa position en nourrissant une clientèle de faméliques. Il jouait au bon garçon tout simple et peu argenté, mais le produit de ses prévarications dans le Var, qui lui avaient valu l’animadversion de Robespierre, remplaçait avantageusement son patrimoine dispersé avant la Révolution. Il disposait, pour son ménage de célibataire (il l’était de fait, car, s’il existait bien dans le Midi une vicomtesse de Barras, il ne l’avait pas revue depuis vingt ans), d’un spacieux appartement où M lle Montansier le logeait gratis, comme « paratonnerre », assurait-elle en riant. On la lui donnait pour maîtresse, entre maintes autres. Cela se pouvait, car elle était peine de gratitude à son égard pour l’avoir tirée « des geôles de l’horrible Robespierre », et, quoiqu’elle allât sur ses soixante-cinq ans, vive, bien faite, bien conservée, avec toute l’élégance et le charme des femmes d’Ancien Régime, elle ne portait pas son âge, loin de là.
Soit pour se débarrasser d’elle, soit par un effet de son amoralisme sarcastique, le vicomte poussait Buonaparté à l’épouser. Un jour que le malchanceux petit général se plaignait de son sort, Barras lui avait répondu : « Tu as du talent, du courage, du patriotisme ; tout cela trouvera sa place une fois ou l’autre. Mais si tu veux marcher plus vite, je vais t’indiquer un moyen. C’est le mariage. Nous procédions ainsi dans l’Ancien Régime. Tous nos nobles ruinés ou sans fortune guettaient les filles de négociants, de banquiers, de financiers ; ils n’en manquaient pas une. M lle Montansier est riche, et on lui redoit plus d’un million…»
Propriétaire, au Palais-Royal, du théâtre qui portait son nom et de plusieurs arcades attenantes, possédant de plus douze cent mille francs en capital disponible, l’actrice-directrice n’était point parti à dédaigner. Barras menait Buonaparté chez elle, les invitait ensemble, incitait son protégé à faire sa cour. Napoléon montrait une galanterie un peu brusque et goûtait des grâces gardant le cachet de Versailles où M lle Montansier avait dirigé le théâtre de Marie-Antoinette, mais il ne pouvait songer à prendre pour femme une personne dont, le hasard aidant, il eût été le petit-fils, car elle comptait vingt ans de plus que sa mère à lui. Et ce qui le mouvait n’était pas un vulgaire désir d’argent ; c’était le besoin d’agir comme à Toulon, à l’armée d’Italie, de se distinguer, d’égaler par ses exploits les Jourdan, les Pichegru, les Hoche : une faim de glorieuse fortune.
Au reste, il se tenait pour quasiment fiancé à une jeune fille de dix-sept, ans, Eugénie-Désirée Clary, la jolie belle-sœur de Joseph : une enfant charmante, piquante, aux yeux noirs, au teint frais, les sourcils épais, bien dessinés, la bouche tendre et rieuse tout ensemble, l’air ingénu contrastant avec l’impulsivité de ses façons, en particulier celle de jouer à la « petite femme » du jeune général, de s’asseoir sur ses genoux, de se cacher en chemise sous son lit. Il l’avait connue ainsi, de fort près, en janvier et février précédents, puis revue le 2 Floréal dernier – 21 avril vieux style – en passant par Marseille avec sa petite troupe d’aides de camp, pour se rendre à Paris. Joseph et Julie, sa femme, favorisaient, cette union, bien vue du reste par toute la famille. Aussi, ce 2 floréal printanier, chez les Clary, rue des Phocéens, les deux jeunes gens avaient-ils échangé des promesses que Désirée rappelait à Napolioné dans une lettre très tendre : « Oh ! mon ami, prends soin de tes jours pour conserver ceux de ton Eugénie, qui ne saurait vivre sans toi. Tiens-moi bien aussi le serment que tu m’as fait, comme je tiendrai celui que je t’ai fait. » Et lui, dans chacune de ses lettres à Joseph, ne manquait pas d’inclure des messages pour Désirée. Il la trouvait bien lointaine. Pourquoi n’écrivait-elle pas davantage ? Il l’appelait la silencieuse et s’impatientait. Son incertitude au sujet d’un mariage qui, de sûr, semblait devenir problématique, entrait pour une part dans le dégoût de vivre manifesté en août par Napoléon à son frère. Rien, décidément, ne lui réussissait.
Mais les amitiés autrement sincères que celle de Barras, les plus affectueux attachements ne manquaient pas au petit officier malheureux, pour
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