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Les hommes perdus

Les hommes perdus

Titel: Les hommes perdus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Robert Margerit
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inaptitude entrait dans les enchaînements heureux. Elle offrait enfin au tout nouveau favori de la chance, après ses vains efforts et ses déboires en Corse, l’occasion de s’imposer, de montrer sa valeur. Promu en quelques décades chef de bataillon, général de brigade, il avait contraint les Anglais à évacuer Toulon, reçu le commandement de l’artillerie à l’armée d’Italie, enlevé aux Autrichiens Saorgio, Oneille, le Tanaro. Augustin Robespierre soutenait ses plans et le protégeait contre les jalousies.
    Hélas, la Fortune s’en était allée en même temps qu’Augustin, rappelé à Paris par son frère peu avant le 9Thermidor. Depuis, tenu pour un séide des « tyrans », à tout le moins pour un général sans-culotte, persécuté par Aubry et par les ex-Feuillants des bureaux, il s’enfonçait dans un marasme qui lui avait fait écrire à Joseph en cet été de l’an III : « Si cela continue, je finirai par ne pas me détourner quand passe une voiture. »
    Pourtant son genre d’existence eût contenté d’autres que lui. Sans doute vivait-il chichement sur les vingt francs et dix sous par jour de sa demi-solde ; mais cette somme lui eût assuré une relative aisance en un temps où l’on mourait de faim dans les faubourgs, s’il n’en eût économisé le plus possible pour l’envoyer à sa mère. En fuyant Ajaccio avec tous les siens devant les Paolistes menaçants, elle avait eu juste le temps de saisir l’argent qui se trouvait sous sa main, et de modestes bijoux. Ces ressources avaient fondu pendant les errances de la famille dans le Midi, de Toulon et La Valette au Beausset puis, une semaine plus tard, au petit village de Mionnac, ensuite à Marseille, plus tard au Château-Sallé d’Antibes dans le temps où Napolioné, après son succès à Toulon, organisait la défense des côtes, enfin de nouveau à Marseille depuis l’automne de 94. Jusqu’à ce moment, celui de sa disgrâce – outre qu’il avait reçu normalement deux mille livres à titre de prime d’entrée en campagne, plus un arriéré de trois mille autres –, le jeune brigadier touchait quinze mille francs par an, et Joseph autant pour ses fonctions de commissaire aux armées puis à la marine. Ils en réservaient la plus grande part à leur mère ; elle ne se trouvait donc pas en peine de subvenir aux besoins de ses trois filles, Élisa, Pauline, Caroline, et de son dernier-né, Jérôme, onze ans, au collège à Marseille. Les deux autres garçons : Louis, seize ans, suivait son frère comme adjudant d’artillerie ; Lucien, dix-neuf ans, occupait un emploi de garde magasin au village de Saint-Maximin, rebaptisé par lui Marathon, où il se signalait, sous le prénom républicain de Brutus, par des extravagances sans-culottesques et par une précocité matrimoniale : il venait d’épouser la fille de son aubergiste, l’aimable Catherine Boyer.
    La réaction thermidorienne avait changé tout cela, jetant Napolioné (ou Napoléon) et Lucien en prison – pour peu de jours, à vrai dire –, mais leur ôtant leurs emplois, ainsi qu’à Joseph. Heureusement, marié en août 94 à la maigriotte, noiraude, laide et riche Julie Clary, fille de gros négociants marseillais, il ne laissait pas les siens manquer du nécessaire. De plus, M me  Buonaparté s’était inscrite au secours accordé par la république aux réfugiés corses. Ils recevaient, par personne et par mois, une allocation de soixante-cinq francs. Cela payait à peu près la nourriture. La municipalité les hébergeait gratuitement dans l’hôtel du ci-devant marquis de Cipières, émigré. Elle leur distribuait du bois pour la cuisine et le chauffage. Restaient néanmoins bien des frais. Pour aider sa mère à y subvenir, Napoléon ménageait ses propres dépenses. Il habitait un médiocre hôtel garni, le Cadran-Bleu, rue de la Huchette, au coin de la rue du Petit-Pont, où la chambre coûtait trois francs par semaine. Il déjeunait généralement d’une tasse de café à cinq sous au café Cuisinier, près du Pont-Michel tout proche, et dînait pour vingt-cinq sous. À moins qu’il ne s’invitât sans façon au Palais-Égalité, chez Barras, avec lequel il avait renoué les relations datant du siège de Toulon.
    Le ci-devant vicomte tenait « table ouverte sinon toujours couverte », prétendait-il pour citer par gloriole son cousin le comte de Lauraguais, auteur de cet à-peu-près. Au vrai, rien ne manquait à la table de

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