Les hommes perdus
lui apporter chaleur et réconfort. Outre ses aides de camp, fidèles à leur chef dans la mauvaise fortune, il y avait son camarade d’école, Louis-Antoine Fauvelet de Bourrienne. Leur liaison datait de leurs neuf ans, à Brienne. Il s’était formé entre les deux enfants une de ces sympathies de cœur qui s’établissent si vite à cet âge. Elle durait encore en 1784, au moment où Napolioné de Buonaparté quittait Brienne pour devenir élève du roi à l’École des cadets, à Paris. Bourrienne, ne pouvant faire preuve des quatre quartiers de noblesse exigés, abandonna la carrière militaire et, avec la protection du ministre Montmorin, futur massacré de l’Abbaye, il s’essaya dans la diplomatie. Envoyé à Vienne, il séjourna ensuite en Prusse puis à la cour de Pologne. En avril 1792, il était rentré à Paris. Le 20 juin, Buonaparté et lui assistaient ensemble à l’invasion des Tuileries par les sections que conduisaient Santerre et Legendre. Peu après, le futur guillotiné, Lebrun-Tondu, expédiait Bourrienne à Stuttgart comme secrétaire de la légation. Rappelé l’année suivante, avec tous les agents diplomatiques, mais peu enclin à partager peut-être le sort de ses protecteurs Montmorin et Lebrun, il resta en Allemagne, où ses convictions royalistes ne l’empêchèrent pas de renseigner secrètement le Comité de Salut public. Ce qui lui valu d’être expulsé par les autorités saxonnes « pour intelligence avec l’ennemi ».
Aussi, fort de ces services, quoique porté sur la liste des émigrés, il habitait ouvertement rue Grenier-Lazare, avec sa jeune femme épousée à Leipzig. Il venait presque tous les matins voir Buonaparté à son hôtel. Souvent Napoléon soupait, passait la soirée chez les Bourrienne. On admirait l’étendue de son esprit, on appréciait « ses manières simples, le charme de sa conversation ». Parfois il allait avec le jeune ménage au théâtre ou bien aux concerts du chanteur Garat. M me Bourrienne le jugeait cependant original sinon bizarre. Il lui arrivait, en effet, de les quitter sans rien dire, et, alors qu’on le croyait parti, on l’apercevait soudain aux secondes loges, aux troisièmes, seul, ayant l’air de bouder, s’imaginait-elle, car elle ne concevait pas ces brusques besoins de solitude. Il était tout en contrastes, voire en contradictions. Comme les Bourrienne cherchaient un appartement plus grand, plus gai que celui de la rue Grenier-Lazare (ou Grenier Saint-Lazare), Buonaparté les accompagnait, et lorsqu’ils en arrêtèrent un rue des Marais, il leur dit, en visitant une demeure voisine où il songeait à s’installer avec son oncle Fesch et son ancien professeur, le père Patrault : « Cette maison vis-à-vis de vous, avec mes amis et un cabriolet, et je serai le plus heureux des hommes. » Par la suite, M me Bourrienne douta de sa sincérité. Elle avait tort ; Napoléon était aussi naturellement ouvert aux tentations de la vie la plus simple qu’à celles de la gloire ; elles se partageaient successivement son âme, et celles-là le séduisaient d’autant plus que les circonstances donnaient d’autant moins l’espoir de satisfaire celles-ci.
On l’aimait plus généreusement, sans le comprendre beaucoup mieux, chez les Permon. M me Permon, descendant de l’illustre famille des Comnènes, était une amie d’enfance de la signora Letizia Ramolino, mère de Napolioné. Elle avait tenu sur ses genoux le bébé au maillot et reçu, à Montpellier, le dernier soupir de son père, Charles de Buonaparté, mort loin des siens. Elle et son mari servaient déjà de correspondants à Napoléon au temps où il achevait ses classes à l’École militaire du Champ de Mars ; ils le faisaient sortir, le recevaient, l’hébergeaient dans leur maison du quai Conti, où il occupait une chambre au troisième étage, à côté de leur fils, Albert. Cachés à Bordeaux pendant la Terreur, puis revenus à Paris après le 9Thermidor, les Permon logeaient maintenant rue de la Loi – ci-devant Richelieu –, à l’hôtel de la Tranquillité. Saliceti, décrété d’arrestation en prairial, s’était dissimulé chez eux, à la grande colère de Buonaparté qui ne lui pardonnait pas de l’avoir mis en prison au fort Carré. Toute une tragi-comédie s’était jouée à ce propos, Napoléon menaçant de dénoncer Saliceti – sans véritable intention de le faire, car, en dépit de leurs démêlés ultérieurs, il
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