Les hommes perdus
terne, comparée à ces femmes éblouissantes : la citoyenne Tallien, qui ne comptait pas plus de dix-neuf ans mais joignait à la plus voluptueuse beauté toute l’expérience de la séduction ; la citoyenne Hamelin, audacieuse créole aux yeux de diamant noir ; la citoyenne Krüdner, blanche et blonde Livonienne courtisée par Fréron et toute une nuée d’adorateurs ; la citoyenne Récamier, une madone de Raphaël ; la citoyenne Beauharnais, créole aussi, un peu fanée à trente-deux ans, néanmoins d’une grâce, d’une élégance exquises, toutes les reines du jour que Barras ne se souciait pas de lui faire connaître et qu’il venait d’approcher pour la première fois en allant à la chaumière du Cours-la-Reine exprimer ses remerciements à Tallien.
Il y retournait maintenant, invité en permanence aux soirées où, dans le grand salon décoré en manière de temple grec, au milieu du scintillement des lustres et des appliques, il coudoyait le cérémonieux Cambacérès – qui l’avait, sans le savoir, rayé des cadres –, Carnot, bourru, avec sa chevelure de Méduse, le colosse Hoche, à Paris pour un jour, et pas encore guéri de sa passion pour M me Beauharnais, Sieyès revenu de sa mission diplomatique en Hollande, l’inquiétant Ouvrard déjà vu chez Barras dont il partageait les trafics et les maîtresses, le peintre David sorti du Luxembourg, le poète Arnault, ex-amant de M lle Contat, son amant actuel, Legendre, le musicien Méhul, le magnifique Talma, rénovateur de la tragédie. Il découvrait un monde où les femmes étaient les vraies puissances. Combien différentes de la pauvre fille ramassée sous les galeries de bois du Palais-Royal, qui l’avait déniaisé à dix-huit ans, et même de l’aimable Félicité Turreau, la blonde et légère épouse du représentant à l’armée d’Italie ! Elles régnaient par la beauté, l’intrigue, le caprice, le désir.
« Les femmes, écrivait-il à son aîné, deviennent la grande affaire… Elles sont ici les plus belles du monde. » À plus d’un égard, elles l’attiraient ; il aurait bien voulu les intéresser à lui et à sa fortune. Il faisait la cour à M me Tallien. Cependant il tenait encore à Désirée, par des liens sensuels, des souvenirs assez vifs, et par fidélité à soi-même, plus que par un véritable amour. Il restait résolu à l’épouser, pourvu que ce fût tout de suite. Comme les Clary – la mère et le frère de la jeune fille ; son père était mort depuis janvier 94 – se refroidissaient, car ils ne prenaient pas au sérieux ce service auprès du sultan de Turquie, il manda impérativement à Joseph : « Il faut que l’affaire d’Eugénie finisse ou se rompe. J’attends ta réponse avec impatience. »
Ces agitations de son âme ne le rendaient pas moins attentif à la sourde fébrilité de Paris. Tout en organisant la mission à Constantinople, en y faisant affecter son ancien camarade de régiment, Songis, Junot, bien entendu, et un ex-condisciple de celui-ci au collège de Châtillon : le jeune capitaine d’artillerie Marmont – vingt et un ans – que Napoléon avait apprécié au siège de Toulon, il observait attentivement les réactions des assemblées primaires. C’est ainsi que Claude l’aperçut, le cinquième jour complémentaire, à la section du Théâtre-Français.
Le surlendemain, 1 er vendémiaire – 23 septembre –, premier jour de l’an IV, les résultats des votes furent proclamés. Dans toute la France, les assemblées du peuple acceptaient la Constitution à une énorme majorité, comme Claude le prévoyait et l’avait annoncé dans son second numéro de La Sentinelle. Quant aux décrets annexes, ils passaient tout juste. Dix-neuf départements et trente-trois des quarante-huit sections de Paris les repoussaient à l’unanimité. Treize d’entre elles, monarchistes ou patriotes : Le Pelletier, Fontaine-de-Grenelle, Arsenal, Droits-de-l’Homme, Mail, Cité, Pont-Neuf, Théâtre-Français, Luxembourg, Réunion, Mont-Blanc, Arcis, Amis-de-la-Patrie, refusèrent de reconnaître le plébiscite et s’opposèrent à sa publication.
Dans la plupart des assemblées primaires parisiennes, on était très surexcités contre les perpétuels. On les accusait d’avoir truqué le recensement des votes. L’air automnal fleurait l’émeute.
IX
Le 2 vendémiaire au soir, des jeunes gens à cadenettes ou perruque blonde, qui parcouraient les rues en
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