Les hommes perdus
milliers de nos hommes tombés en Alsace ; et maintenant, par la faute de deux traîtres, tout se trouve à recommencer, ou presque. Bon, j’irai et je ferai de mon mieux. »
Le décadi 30 Brumaire, Claude eut à Neuilly une longue conversation avec ses deux beaux-frères, Louis et Jean. Son neveu Fernand était venu de Brest passer vingt-quatre heures pour fêter en famille sa promotion. Les Naurissane, rentrés de Madrid depuis trois jours, avaient convié tout le parentage. Après le dîner, en se promenant sous le chétif soleil de novembre, dans les allées défeuillues, Claude se laissa aller sur un sujet qui tournait chez lui à l’obsession.
« De plus en plus, dit-il, je me demande si, dans tout le cours de la Révolution, nous n’avons pas été des marionnettes dont on tirait les ficelles. Saint-Just nous croyait entraînés par la force des choses. Elle exerce, certes, une puissante action sur les événements et les hommes. Mais ne la dirigeait-on pas, cette force ?
— Qu’entendez-vous par nous ? s’enquit Naurissane.
— Pas vous, Louis, assurément. Vous n’avez vraiment pris parti ni pour ni contre la Révolution. Je parle de Jean, de moi, de tous ceux qui, à l’Assemblée, à la Commune, dans les sections, dans les Comités de gouvernement, ont tenu les leviers de commande, selon le mot de Danton. Vous, du moins, n’en êtes pas aujourd’hui à vous interroger pour savoir si vous avez agi, ou si l’on vous a fait agir.
— Qui ça, on ? dit Dubon.
— Voilà bien le problème. Il me tracassait déjà au temps de l’affaire Réveillon. J’ai alors pensé que ce “on” pouvait être le parti d’Orléans intimement lié à la franc-maçonnerie.
— Et vous ne vous trompiez pas, mon frère. La maçonnerie, les agents d’Orléans furent les auteurs de la Révolution.
— Les promoteurs, sans doute. Mais ensuite, Louis, pourquoi les agents d’Orléans eussent-ils souhaité la Terreur et la mort de Philippe ?
— Une fois lancée, la Révolution a grossi d’elle-même et emporté les orléanistes avec tout le reste, dans sa furieuse avalanche.
— Il me paraît invraisemblable, déclara Dubon, qu’un parti ait conduit en secret toute la Révolution. Elle a trop varié.
— Aussi ne pensé-je point à un parti. Tu dis vrai, mon cher Jean : elle a varié d’un extrême à l’autre ; cependant son but, masqué à nos yeux par ces détours, n’a jamais changé, et maintenant le voici atteint.
— Quel but ?
— Assurer la prépondérance de la bourgeoisie. “On”, ne serait-ce pas une classe tout entière ? Celle qui a voulu la Révolution, qui l’a commencée, qui s’est servie de la franc-maçonnerie, de l’orléanisme, de certains nobles, des démocrates, du peuple, pour l’accomplir, et qui la termine après avoir anéanti les privilèges des nobles, la royauté, le parti d’Orléans, les démocrates, et ramené les prolétaires à leur état premier. À qui voyons-nous profiter la Révolution, dont la noblesse et la classe indigente ont fait les frais ? À la bourgeoisie seule. Même Batz, pauvre imbécile, s’imaginant travailler pour la monarchie, s’est dépensé pour le triomphe des bourgeois.
— Singulier triomphe ! se récria Naurissane. Je ne vous comprends pas, Claude. Ne suis-je point un bourgeois ? Et la Révolution ne m’a bénéficié en rien, au contraire, vous le savez. Je me suis reconstitué rapidement une fortune, il est vrai ; mais je n’ai nullement gagné au change, sans parler des persécutions, de la prison, et cætera. Je suis à présent au-dessous de ce que j’étais en 1788. À cette époque-là, hormis le droit de porter l’épée, rien ne me différenciait de la noblesse avec laquelle je frayais familièrement ; maint gentilhomme enviait ma condition. Laissez-moi vous affirmer ceci, mon frère : les gens de mon espèce ont autant que les nobles, et bien plus que le peuple, fait les frais de la Révolution.
— La haute bourgeoisie, oui. Parce qu’elle se confondait, pour ainsi dire, avec la noblesse riche ; elle a trinqué comme elle. Remarquez-le toutefois, Louis, si vous aviez eu un fils il n’eût pu être officier ; il le pourrait désormais. Rien ne vous empêcherait d’accéder, s’il vous plaisait, aux premières charges de l’État ; autrefois elles vous demeuraient interdites. Mais passons. En qualifiant la bourgeoisie de triomphante, j’entends la moyenne et la petite : ce
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