Les hommes perdus

véritable tiers qui n’était rien et qui est tout à présent, comme le voulait Sieyès. Voyez nos directeurs, nos ministres. À quoi donc eussent prétendu, en 1788, un Letourneur, un Rewbell, un Carnot ? Et Merlin obscur avocat, maintenant ministre de la Justice, Delacroix, ministre des Affaires extérieures, Faypoult, ministre des Finances, Benezech, modeste commis devenu ministre de l’Intérieur, – ce que je serais moi-même si j’avais accepté le portefeuille. Petit bourgeois, fils de petits bourgeois, j’habiterais le palais des Lionne, des Pontchartrain, je dicterais mes ordres à toute la France.
    — Vous oubliez une chose : la petite bourgeoisie a trinqué aussi, comme vous dites. De tout Limoges, la seule personne morte sur l’échafaud, les prêtres exceptés, c’est la sœur de votre ami Bernard. Elle n’appartenait ni à la noblesse, ni au milieu des grands bourgeois, ni au peuple.
    — J’en conviens et j’ai assez déploré cet horrible malheur, après avoir fait mon possible pour l’éviter. Il ne modifie point cependant le résultat. Puisque vous évoquez la famille Delmay, considérez donc la situation du père. Simple marchand drapier, échevin en 1788, il n’eût jamais été seulement maire de Limoges. Or le voici président du Directoire départemental, premier personnage de toute la Haute-Vienne, élevé à la place qu’occupèrent Mgr Turgot, Mgr de Tourny, Mgr Meulan d’Ablois, dans la Généralité.
    — Il n’est pas facile, observa Dubon, de déterminer précisément quels bourgeois et même quels nobles (car un Barras n’aurait point dépassé, sous l’Ancien Régime, le grade de capitaine) tirent le principal profit de la Révolution. Mais d’une façon générale la bourgeoisie tout entière et la petite noblesse y gagnent, vous avec nous, citoyen Naurissane, en dépit de ce que vous avez souffert ou perdu, parce que des possibilités dont vous étiez privé autrefois s’ouvrent à vous, comme le dit justement Claude. Par exemple, je vous verrais fort bien ambassadeur, sinon ministre des Finances. Seulement, mon ami, ajouta Dubon en se retournant vers son jeune beau-frère, on ne saurait imaginer qu’une classe – puisque tu emploies ce mot –, la classe bénéficiaire de la Révolution, ait pu la conduire. Par quel miracle aurait-il existé entre des gens si divers, si dispersés, si nombreux, un concert secret pour diriger les événements ?
    — Je n’ai point parlé d’un concert. Je pense à certaines volontés. Comment se fait-il que celle de Sieyès se soit réalisée exactement ? Si Brissot, si Danton avaient réussi, le régime du favoritisme et des prébendes aurait triomphé sous la bannière d’Orléans, et la prépondérance échappait à la classe expressément désignée par Sieyès en 1789. Elle lui échappait également si Robespierre, si Saint-Just avaient établi la république des prolétaires. Le tiers qui l’emporte aujourd’hui, c’est, je le répète, celui de Sieyès, non point celui de Danton, ni le peuple de Robespierre.
    — Oui, mais Sieyès, à lui seul, n’a pu…
    — Non, pas Sieyès à lui seul, bien entendu ! Sieyès et tous les bourgeois moyens dont il personnifie l’espèce : ceux qui ont comme lui voté la mort du roi, se sont lavé les mains de l’expulsion des Soixante-Treize, au 2Juin, ont accepté la mise hors la loi des Vingt-Deux, admis l’exécution des Girondins, réclamé celle d’Hébert, souhaité celle des Dantonistes, des Robespierristes, laissé la réaction thermidorienne et les monarchistes écraser le peuple en Germinal et en Prairial, enfin soutenu les Thermidoriens repentis, pour écraser les monarchistes à leur tour. »
    Pendant un moment, les trois hommes marchèrent en silence, songeurs. Puis Naurissane dit : « Si votre tableau est juste, et vous avez toutes les notions nécessaires pour le peindre, il montre simplement chez les modérés une grande clarté de vues, une remarquable fixité dans leur ligne, beaucoup de souplesse à exploiter les circonstances…
    — Mais il ne prouve point, ajouta Dubon, que Sieyès et consorts nous aient fait agir comme des marionnettes.
    — Si, ma foi. Voici un exemple : le 10 Germinal an II, Robespierre convoqua, le soir, au pavillon de Flore, les membres du Comité de législation. Tous s’y rendirent, sauf Sieyès. S’il était venu, engageant avec lui, par le fait, la Plaine entière, nous nous serions sentis assez forts