Les hommes perdus
pour tenir tête à Billaud-Varenne, à Collot d’Herbois et aux anti-dantonistes du Comité de Sûreté générale. Par son absence, Sieyès nous obligeait à décréter Danton. Je vous citerais bien d’autres cas. Cependant Sieyès et la Plaine ne furent point les seuls à nous manœuvrer. Pensais-tu, Jean, le 16 juillet 91, en votant, aux Jacobins, le dépôt de la pétition sur l’autel du Champ de Mars, que Laclos y ferait ajouter sa fameuse phrase pour le remplacement de Louis XVI ? N’étions-nous pas des marionnettes, ce jour-là ? Et tant d’autres individus ont tiré nos ficelles, depuis Mirabeau en juillet 89 ; Mirabeau endormi jusqu’au 8 et s’éveillant soudain pour proposer un ultimatum au roi, quand nous ne pouvions plus reculer ! Vous en souvient-il, Louis ?
— Confusément. La chose remonte si loin !
— Mais vous vous rappelez que, tout au début, à Limoges, la loge nous a mis en avant, Dumas, Montaudon et moi.
— Oh ! pour cela, oui !
— Dès l’origine, nous servions aux desseins des Nicaut, des Farne, des Barbou, des Delhomme : en un mot, de la moyenne bourgeoisie. Elle nous avait choisis pour être ses instruments, et elle méprisait “la canaille” autant qu’elle détestait la noblesse. Au contraire de Montaudon demeuré fidèle à sa classe, j’ai pris la défense de cette “canaille” ; voilà pourquoi on ne m’aime guère, en Limousin.
— Eh bien, dit Dubon, tu as donc agi de toi-même, on ne t’a pas imposé…
— On a parfaitement su nous imposer, à moi, à toi, à tous les démocrates, une république où la partie aisée de l’ancien tiers état s’égale à la ci-devant noblesse et se confond avec elle dans la classe possédante, dirigeante, tandis que l’autre partie du tiers se trouve constituée en classe indigente et passive. Était-ce pour en arriver là que tu as lutté comme moi pendant six ans ? Aurions-nous abouti à cette injustice, si nous avions agi de nous-mêmes ? J’ai travaillé à la Constitution de 91, et je l’ai votée contre mon gré. J’ai voté contre mon gré la Constitution improvisée en 93. J’eusse voté contre mon gré la Constitution présente. Voilà toute la liberté que nous avons eue : accepter du mauvais pour éviter le pire. Croyez-vous, mes amis, que maître de mes actes j’aurais envoyé à la mort Louis XVI, Brissot, Vergniaud, Danton, Desmoulins, les deux Robespierre, Saint-Just, Le Bas, supporté l’exécution de Marie-Antoinette désarmée, de l’inoffensive Madame Élisabeth, et de tant d’inutiles victimes ? Croyez-vous que j’aurais admis l’institution du tribunal, de l’armée révolutionnaires, de l’extravagant maximum ?… On nous a mis dans le cas de vouloir, de tolérer ou de subir tout cela.
— Il est certain que nous avons constamment agi sous l’empire de la nécessité.
— Dis plutôt sous l’empire des factions. »
Dubon acquiesça d’un signe et Claude poursuivit : « Si les desseins bourgeois ont plané sur toute la Révolution, elle a été conduite de secousse en secousse par les factieux : d’abord la clique d’Orléans, mais aussi, très probablement, par une coterie de royalistes absolus, genre Cazalès ; lequel voulait défendre la monarchie contre le Roi, vous vous en souvenez. Après la nuit du 4 _ Août, ces gens-là visaient à se débarrasser de Louis XVI jugé trop faible, de la reine incommode, et à porter au trône Monsieur. Nous, cependant, allions en aveugles, tout occupés du déficit, de la Déclaration des droits, de la Constitution, de nos démêlés avec la Cour ainsi qu’avec les rétrogrades de l’Assemblée. Les deux partis clandestins envenimaient de leur mieux ces démêlés, car ils favorisaient leurs machinations dont le terme seul différait. C’est pourquoi les journées d’Octobre, où l’on tendait à violer ou tuer Marie-Antoinette et à déposer Louis, organisées dans l’orléaniste Conciliabule de Montrouge, ont joui de la complicité ultraroyaliste, j’en suis sûr. Rappelez-vous la réponse du comte de Provence à mon homonyme Mounier qui lui annonçait le péril du couple royal : Bah ! Nous sommes en révolution, on ne fait pas d’omelette sans casser les œufs.
— Il a dit ça ! s’exclama Dubon. Je l’ignorais. Certes, des frères de Louis XVI rien ne saurait surprendre ; n’empêche, le mot est terrible aujourd’hui pour le prétendant. Il faudrait l’imprimer dans La
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