Les hommes perdus
les prêtres réfractaires, tous les aristocrates ; mais quel intérêt avions-nous à faire tuer un millier de prêtres, de suspects, de fous, d’enfants malades, de filles publiques, une fois que nous eûmes soigneusement mis à l’abri autant, sinon plus, d’aristocrates notoires ?
— Tout de même ! Billaud-Varenne a encouragé les massacreurs, et Marat expédié une proclamation dans les provinces pour généraliser ces tueries. Ils n’étaient royalistes ni l’un ni l’autre.
— Billaud, envoyé aux prisons pour rendre compte de ce qui s’y passait, a dit, ou plutôt balbutié : “Peuple, tu fais ton devoir”, et s’est enfui. Lui, Marat, nous tous à l’Hôtel de ville, le bonhomme Roland même, au ministère, croyions alors ces exécutions inévitables, voulues et entreprises spontanément par le peuple sous la pression du danger. Une fois commencées, Marat, je ne le nie point, a pensé s’en servir pour purger la France des ennemis intérieurs. Il ne les a pas organisées, j’en mettrais ma main au feu. Si la Commune soudoyait les assassins, pourquoi eussent-ils tué l’abbé Lenfant, frère d’un membre du Comité de surveillance, et placé sous sauvegarde expresse ? Pourquoi le signal des massacres eût-il été donné par des hommes costumés en fédérés, mais inconnus d’eux, totalement étrangers aussi aux agents de la Commune ? Ceux-ci – Maillard, sur mon ordre – ont, en établissant des tribunaux populaires, freiné dans toute la mesure du possible les exécutions et sauvé force détenus, bien compromis pourtant, comme Sombreuil, M me de Tourzel, Weber, le journaliste contre-révolutionnaire Journiac de Saint-Méard… Voyez-vous ? il est constant qu’à partir de 1792, le grand principe royaliste fut de rendre la Révolution odieuse en la poussant aux pires excès. Septembre a pu inaugurer l’application de ce principe, dont Batz, entre autres, fit plus tard un usage systématique. Quand on considère avec quelle absence de scrupules cet individu, tout en préservant sa tête, a successivement conduit vers l’échafaud les gens dont il s’est servi, y compris ses maîtresses, on n’hésite guère à croire les royalistes capables de sacrifier quelques milliers des leurs pour faire haïr la Révolution et souhaiter le retour de l’Ancien Régime. La Terreur ne se conçoit que voulue par eux. Nous ne l’avons pas souhaitée, nous avions tout à y perdre. Les Enragés nous l’ont imposée, avec la monstrueuse Armée révolutionnaire traînant ses guillotines, avec le maximum destiné à ruiner tout commerce, toute possibilité de ravitaillement. Voilà une chose indéniable. Et les Enragés étaient agents royalistes.
— En a-t-on la preuve ? demanda Naurissane.
— La meilleure : l’aveu de leur propre chef, Batz en personne, qui s’en flatte dans sa brochure, La conjuration du baron de Batz, publiée au printemps dernier.
— Oh ! corrigea Dubon, comme Gascon ton Batz vaut Barras. La moitié de ses vantardises sont sans rapport avec la réalité.
— Mais l’autre moitié suffit à démontrer ce dont je suis persuadé depuis un certain temps. On a traité de factieux les Jacobins, les Cordeliers, la Commune, les sans-culottes, les Girondins, les Dantonistes, les Hébertistes, les Robespierristes, même les Feuillants, les Fayettistes, et il n’y a jamais eu que deux factions : celles dont je vous parlais tout à l’heure. La faction d’Orléans subsistait encore en germinal an II. Danton, Desmoulins sont restés orléanistes jusqu’au bout, longtemps après la mort de Philippe-Égalité. En prêchant l’indulgence, en pratiquant la citra-révolution, ils songeaient à rétablir la monarchie constitutionnelle avec Louis-Philippe. Car Danton n’a jamais ambitionné pour lui-même la première place. Elle eût trop exigé. Il aimait trop ses aises, la bonne vie. À l’ombre d’un trône, il aurait eu les avantages et les agréments du pouvoir, sans ses inconvénients. Quant à la seconde faction, elle a pu changer plusieurs fois de têtes, elle existe toujours et a toujours été celle du royalisme. Marat, Robespierre ne prenaient pas le change. Dès le mois de mai 93, Marat suspectait Varlet, Leclerc d’Oze, et quelque temps avant son assassinat il dénonçait carrément Jacques Roux comme royaliste caché sous le masque ultra-révolutionnaire. Robespierre, dans ses notes sur le complot de l’Étranger, accusait Varlet, Lefèvre,
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