Les hommes perdus
tout aussi rapides et d’une puissance de feu infiniment supérieure. Chargé de régler son compte à ce commodore Smith, Fernand l’avait pris en chasse au large de l’Aber Wrach, avec la République, la Virginie que commandait à présent Jacques Bergeret, et la Méduse, poursuivi dans la Manche durant soixante-douze heures, en lui coupant toute retraite soit vers les îles anglo-normandes, soit vers l’Angleterre, contraint enfin d’entrer dans l’estuaire de la Seine, et capturé sous Honfleur. Il fut interné au Temple.
Un mois plus tard, le 12 Ventôse, 2 mars, son adversaire à Toulon, le petit Bonaparte, recevait le commandement en chef de l’armée d’Italie. Le 9, requis par Carnot, adversaire déclaré de la Société du Panthéon, il avait dispersé celle-ci et fermé son local. Le 19, deux jours avant de quitter Paris, il épousait la citoyenne Beauharnais qui, depuis la fin de 95, se partageait entre Barras et lui. Sur les instances de l’avantageux directeur, elle s’était finalement déterminée, sans amour ni enthousiasme, à prendre pour mari ce garçon trop jeune, un peu bizarre, impétueux, dénué de fortune et sans grand avenir. Son notaire lui déconseillait fort cette union, mais Barras promettait sa protection à Bonaparte ; peut-être parviendrait-il ainsi à une position avantageuse. Sans se douter qu’elle le trompait avant même de l’épouser, Napoléon – comme auparavant Hoche – était fou de la belle Rose devenue pour lui Joséphine. Il ne devait point cependant pardonner à M me Permon de l’avoir refusé.
Sitôt arrivé sur son théâtre d’opérations, il montra combien Augustin Robespierre voyait juste quand il reconnaissait en lui un mérite transcendant. Dès le 22 Germinal, le « général des rues » infligeait une première défaite aux illustres stratèges autrichiens. Et cela ne cessa plus. D’avril à septembre, l’armée d’Italie remporta seize victoires signalées, dont celles de Montenotte, de Milésimo, Dégo, Mondovi, Lodi, Crémone, Pavie, Peschiera, Castiglione, Roverdo. En six mois Bonaparte, avec quarante-cinq mille hommes au plus, en prit cent mille aux Impériaux, quatre cents canons, et leur détruisit cinq armées.
Ses succès éclipsaient ceux de Bernard, de Kléber, de Moreau, de Masséna, d’Augereau, de Bernadotte qui s’étaient pendant ce temps distingués eux aussi. La république triomphait partout, à l’extérieur ; mais dans l’intérieur régnaient toujours, à l’automne de 96, l’anarchie, la misère et la faim parmi les petites gens. Dans les faubourgs, on chantait cette complainte :
Ah ! pauvre peuple, adieu le siècle d’or !
N’attends plus que jeûne et misère.
Il est passé le 10 Thermidor,
Jour qu’on immola Robespierre !
Comme le présageait Claude un an plus tôt, le Directoire, lui-même divisé, ne réussissait point à établir un équilibre entre les partis. En plaçant, tout d’abord, des jacobins aux postes principaux, par réaction contre le royalisme, en comprimant celui-ci, en fusillant le dernier chef vendéen actif, Charette, il avait ranimé tous les espoirs ultra-révolutionnaires. Le coup porté par Carnot à la Société du Panthéon n’avait fait qu’exciter les anciens Montagnards. Babeuf et ses compagnons, les Égaux, conspiraient quasi ouvertement la Révolution complète. Ils croyaient trouver des dispositions favorables chez Tallien, Fréron, Barras – lequel désirait seulement se délivrer de ses collègues Carnot, Letourneur et La Révellière. Les Égaux ne s’en rendaient pas compte. Sans mesurer la faiblesse de leurs moyens, ils se voyaient déjà triomphants. Dans des brochures, des placards, ils analysaient la doctrine de Babeuf, promettaient la mise en commun de toutes les terres, le partage des produits du sol et de l’industrie. Leurs journaux, le Tribun du peuple, L’Égalitaire entreprirent une campagne enragée contre les gouvernants. Ils finirent par les menacer d’un massacre semblable à ceux de Septembre. Les Conseils ripostèrent en votant, sur une motion de Tallien lui-même, une loi qui punissait de mort les anarchistes et en décrétant d’arrestation Babeuf et les autres meneurs. Peu après, les derniers babouvistes – parmi lesquels Huguet, Javogues – entraînés dans la nuit au camp de Grenelle par des agents provocateurs, sous prétexte d’y soulever les troupes, furent les uns sabrés sur place, les autres expédiés
Weitere Kostenlose Bücher