Les hommes perdus
le palais impérial, les administrations, les salons. Cette union ne fournissait, du reste, aucune garantie : la cour d’Autriche, si les nécessités de sa politique l’exigeaient, sacrifierait Marie-Louise comme elle avait sacrifié Marie-Antoinette. Le duc d’Otrante avait voulu donner à la France pour impératrice une sœur du tsar. Ayant échoué, il redoutait de voir Alexandre, qui s’était tenu dans une stricte neutralité depuis son entrevue avec Napoléon à Erfurt, en 1808, s’inquiéter d’une alliance éventuellement redoutable pour lui, et se rapprocher des Anglais.
Afin de prendre les devants, le remuant ministre de la Police, outrepassant avec allégresse ses attributions, n’avait pas hésité à nouer une négociation clandestine auprès du cabinet de Saint-James. Le 27 avril 1810 (le calendrier révolutionnaire n’existait plus depuis janvier 1806), il confia très secrètement à Claude que lord Wellesley répondait à ses ouvertures ; il serait disposé à régler l’affaire espagnole moyennant une participation de la France dans la guerre imminente entre l’Angleterre et l’Amérique.
Le duc d’Otrante ne se doutait pas que, ce même 27 avril, à Anvers où Napoléon se trouvait avec Marie-Louise, l’empereur éventait l’intrigue. Un simple propos du banquier Ouvrard à Louis Bonaparte, roi de Hollande, rapporté par celui-ci à son frère, lui découvrit tout le fil. Le 3 juin, Fouché était renvoyé du ministère, et peu après exilé.
Les défauts ne lui manquaient pas, néanmoins il avait exercé, au sein du gouvernement consulaire puis impérial, une action salutaire en contraignant par ses machinations l’autocratisme de Napoléon. Délivré de ce mentor sournois, l’empereur uniquement entouré de ses créatures, de flatteurs, voire d’hypocrites conseillers résolus à le pousser au pire, enivré enfin par la naissance du roi de Rome, acheva de perdre cet équilibre des facultés imaginatives et des facultés pratiques, en quoi avait tenu son jeune génie. Les craintes de Fouché se réalisèrent. Alexandre I er , irrité par les ambitions napoléoniennes, se rapprocha de l’Angleterre, rouvrit ses États au commerce anglais, adressa un ultimatum à la France. Et, tandis qu’au-delà des Pyrénées la plaie espagnole développait sa gangrène, pourrissant les maréchaux, dévorant les troupes brigade après brigade, l’empereur, en plein délire d’orgueil, avec 450 000 hommes dont 230 000 étrangers détestant leur joug, s’enfonça au printemps de 1812 dans l’immense Russie pour aller planter ses aigles au cœur de l’empire des tsars.
« C’est le commencement de la fin », avait dit Talleyrand. Claude, Dubon, Bernard pensaient de même. Mais Claude et Lise, Thérèse aussi, craignaient que cette fin ne tardât trop, car Antoine, ses études terminées au lycée, déjà marqué par la sorte d’éducation qu’y recevaient les adolescents, et tout imprégné des fastes militaires, ébloui de défilés, de revues, d’uniformes, de drapeaux, voulait devenir officier. Malgré les enseignements de son père dont tous les soins tendaient à contrebalancer cette éducation, malgré les avis d’« oncle Bernard » lui dépeignant la misérable vie du soldat, la cruauté et l’absurdité de la guerre, Antoine s’était obstiné. Entré au Prytanée, il en sortirait en mai 1813 avec le grade de sous-lieutenant. Lise et Claude tremblaient à l’idée que cette chair de leur chair, ce magnifique garçon, grand, blond, aux yeux bleu foncé comme ceux de son père, et si affectueux, encore si enfant pour eux en dépit de ses dix-huit ans, pourrait être couché par une balle ou mutilé affreusement par un boulet. L’inquiétude maternelle ramenait Lise à la religion de ses jeunes années. Elle allait à l’église, brûlait des cierges, priait pour que Napoléon tombât, que cet affreux système de guerres perpétuelles finît avant le printemps prochain.
Mais la chute de « l’Ogre », si elle semblait fatale désormais, ne paraissait pas prochaine. Les bulletins de la Grande Armée jalonnaient sa marche rapide et une fois de plus triomphante. Le 24 juin, il avait franchi le Niémen avec ses différents corps. Le 28 juillet, il était à Witebsk. Le 14 août, il passait victorieusement le Dniepr, et le 16 il infligeait aux Russes une défaite devant Smolensk. Au début de septembre, il les battait plus rudement encore sur la Moskowa,
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