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Les hommes perdus

Les hommes perdus

Titel: Les hommes perdus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Robert Margerit
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l’observa le notaire-grenadier, que l’ennemi repoussé ici s’était infiltré à l’ouest de Pantin et marchait sur Belleville ou la barrière de la Villette, sans quoi il ne se fût point trouvé à portée du colonel Paixhans. Si celui-ci ne l’écrasait pas sous les boulets, on risquait fort d’être coupé. L’état-major oubliait-il les régiments avancés, ainsi que la garde nationale avait oublié sa section, pendant la nuit ?
    À deux heures, les batteries de la Butte-Chaumont se turent tout d’un coup. Victorieuses ? Peu probable : on entendait de ce côté, vers Pantin, le Pré-Saint-Gervais, Belleville, une violente mousqueterie. Dans le nord, la canonnade s’était intensifiée. Volontaires et chasseurs grognaient. Allait-on demeurer immobile sur une position depuis longtemps dépassée par la gauche, ou se déciderait-on à filer ! Le chef de brigade dut enfin prendre sur lui d’agir, car ordre fut donné, vers deux heures et demie, de gagner Ménilmontant.
    Le repli commençant par l’arrière, les unités de dernière ligne se trouvèrent en avant-garde. Au moment où la 3 e du 124 e quittait le verger, des masses de cavalerie et d’infanterie autrichiennes inondèrent subitement la droite du plateau. Les uniformes blancs, gris, bleu pâle surgissaient rangs par rangs derrière la Grande-Mare – bleu clair, elle aussi, de refléter le ciel – et déployaient aussitôt leurs phalanges sur le vaste terrain nu. Elles marchaient parallèlement à Romainville dont elles ne se souciaient manifestement pas. Sans doute formaient-elles l’aile droite d’une armée survenue par la vallée de la Marne, qui se dirigeait maintenant, par l’Ermitage, Montreuil, Vincennes, sur Ménilmontant, Charonne et la barrière du Trône.
    Arrêter cette aile, inutile d’y songer ; mais on pouvait la gagner de vitesse et se joindre, pour la recevoir, aux défenseurs de Ménilmontant. « Allez, mes enfants ! Du jarret, du jarret ! » clamait le capitaine, menant grand train sa compagnie à travers le bois parsemé de cadavres et de bouteilles vides. Au débouché, on enfila le chemin grimpant à la Mare-des-Bruyères. Hélas, ce fut pour découvrir de là-haut que le vallon sous Bagnolet grouillait de capotes brunes, de cavaliers, de trains d’artillerie vert cru. Il fallut obliquer, dévaler des prairies, des champs, toujours au pas accéléré. Cela durait depuis une heure. Claude suait, haletait, son cœur lui cognait les côtes. Le notaire n’était guère en meilleur état, et bien d’autres grenadiers, ni le lieutenant lui-même. « Déboîtez ! leur cria le capitaine. Vous avez fait votre possible. Suivez en queue. »
    Ils sortirent des rangs, une quinzaine ; Claude s’assit par terre, les jambes tremblantes. Ils reprirent leur souffle en laissant défiler la colonne. À leur grande surprise, elle comprenait uniquement le 124 e . Où était passé le reste de la brigade ? Peut-être les autres régiments avaient-ils été accrochés çà ou là. De tous côtés la fusillade retentissait, très proche à présent, ponctuée par des coups de canon lointains qui s’espaçaient. Avec cinq chasseurs fourbus eux-aussi, Claude et ses compagnons tentèrent d’accompagner l’arrière-garde ; mais elle soutenait le train, les distançait. Après un quart d’heure ou vingt minutes, ils la perdirent dans le lacis des chemins sinuant parmi les bosquets et les taillis du parc Saint-Fargeau, en avant de la Courtille. Les arbres, les buissons masquaient l’éminence sur laquelle s’élevait la tour du télégraphe. « Allons à droite, dit le lieutenant. De toute façon, nous serons bientôt dans un endroit où l’on se bat. » À droite, à gauche, en effet, les détonations éclataient par salves ou crépitaient comme craque une étoffe. Des balles perdues miaulaient non loin. Des fumées traînantes apportaient l’odeur de la poudre. « Attention ! commanda le lieutenant, apprêtez vos armes. En échelons par cinq, la droite en avant, intervalles dix pas. Marche ! »
    C’était parfaitement ridicule, Claude le sentait bien. Cette poignée d’hommes fatigués qui se rangeaient en bataille par cinq, cela eût provoqué le rire en toute autre occasion. Et il sentait aussi qu’il allait immanquablement y laisser la peau. Il n’en avançait pas moins avec résolution, la baïonnette croisée, le pouce sur le chien, l’index sur la détente, fouillant des yeux les bosquets devant

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