Les hommes perdus
Paris. Joseph est parti avec tous les ministres. Le Sénat s’en ira-t-il lui aussi, ou convoquera-t-il le Corps législatif afin de former un gouvernement ? Nous ignorons si les souverains entendent traiter avec l’empereur, avec ses représentants, ou bien avec ceux de la nation. Nous sommes dans la confusion la plus totale. Enfin, je vais utiliser au mieux tes renseignements, et nous verrons. »
Claude n’en pouvait accomplir davantage. Il rentra chez lui. Comme la veille, la nuit était très claire. Les feux de bivouac des Alliés illuminaient Montmartre. Par les quais, la rue de Rivoli, la rue Saint-Honoré, les troupes vaincues mais conservant armes et bagages s’écoulaient lentement vers l’ouest.
Le lendemain, 31 mars, Claude déjeunait, quand le valet de chambre annonça Grégoire et Garat. Les deux sénateurs n’entretenaient pas d’illusions. Sieyès les avait mis au courant des dispositions d’Alexandre I er . « Mais, dit Grégoire, on saura les changer. La reddition de Paris a été signée à deux heures du matin, et Talleyrand, au lieu d’aller rejoindre à Blois le conseil de Régence, a eu l’adresse de se faire retenir aux barrières puis renvoyer chez lui où il attend le tsar. En ce moment, son frère – celui de Talleyrand, Archambaud de Périgord –, le duc de Fitz-James, Louis de Chateaubriand et une vingtaine de leurs pareils caracolent sur les boulevards, cocarde blanche au chapeau, en braillant : “Vive le roi ! Vive nos princes légitimes !” On saura réunir suffisamment de bourbonistes zélés pour convaincre Alexandre qu’une majorité veut Louis XVIII.
— Au reste, affirma Garat, restaurer la légitimité semble la seule solution, il faut bien l’avouer. La régence serait un paravent derrière lequel Napoléon reparaîtrait un jour ou l’autre. Le duc d’Orléans ne peut, sans devenir un usurpateur, monter sur le trône tant que la branche aînée subsiste. Bernadotte a porté les armes contre sa patrie, nul ne veut plus de lui, et il s’en doute. Quant à la république, même si nous la souhaitions, les Alliés, qui ont d’excellents motifs de s’en défier, car elle a commencé les conquêtes, lui demanderaient des garanties incompatibles avec notre sentiment national et notre indépendance. Je n’assisterai pas d’un cœur léger au retour des Bourbons, mais le moyen de n’en point passer par là ?…
— Je suis sûr d’une chose, dit Grégoire : si le Prétendant adopte une constitution, s’il s’engage à ne point inquiéter les anciens révolutionnaires ni les acquéreurs de biens nationaux, le Sénat lui offrira la couronne.
— Ah ! oui ? dit Claude. Vous parlez comme si Napoléon avait renoncé à la sienne. Où est-il ? Que fait-il ?
— Ma foi, on n’en sait encore rien.
— Dans ce cas, vous pourriez en avoir de fâcheuses nouvelles, tel que je le connais. »
À onze heures et demie, les Alliés entrèrent dans Paris. Les Alliés, c’est-à-dire le tsar et le roi de Prusse. L’empereur d’Autriche ne s’y risquait pas ; le prince de Schwarzenberg le représentait. Quant à lui-même, il demeurait à distance, au milieu de ses troupes. La veille, Autrichiens, Prussiens et Russes avaient laissé quatre mille morts entre Romainville et la barrière de Clichy ; cela suffisait. François ne voulait pas se mettre à la merci des retours fulgurants de son gendre.
Les deux souverains furent accueillis par les cris de : « Vive nos libérateurs ! Vive Louis XVIII ! » Alexandre descendit à l’hôtel de Talleyrand, rue Saint-Florentin. À trois heures, il signait là une proclamation contenant en particulier ceci : « Les souverains alliés… déclarent que si les conditions de la paix devaient renfermer les plus fortes garanties lorsqu’il s’agissait d’enchaîner l’ambition de Bonaparte, elles doivent être plus favorables lorsque, par un retour vers un gouvernement sage, la France elle-même offrira l’assurance du repos. Les souverains proclament, en conséquence, qu’ils ne traiteront plus avec Napoléon Bonaparte ni aucun membre de sa famille, qu’ils respectent l’intégrité de l’ancienne France, telle qu’elle a existé sous ses rois légitimes ; ils peuvent même faire plus, parce qu’ils professeront toujours le principe que, pour le bonheur de l’Europe, il faut que la France soit grande et forte. Ils reconnaîtront et garantiront la constitution que la nation française se
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