Les hommes perdus
lui. On contourna l’éminence du télégraphe. Le soleil bas sous les feuillages dessinait des rais dans l’air fumeux. Inopinément, la mousqueterie décroissait.
On dépassait la butte buissonneuse, lorsqu’une voix lança soudain d’en haut : « Messieurs, si vous vouliez avoir la bonté d’abaisser vos armes une effusion de sang bien superflue serait évitée. » À leur gauche, une compagnie d’habits verts dressée brusquement sur la butte les tenait en joue. Des grenadiers de la garde impériale russe. Cent soixante gaillards sortant à mi-corps des buissons. Cent soixante fusils prêts à tirer au moindre mouvement de la petite troupe pour faire face. Les échelons restaient figés sur place. Vingt et un hommes changés en statues.
Le capitaine qui avait si courtoisement parlé descendit sur la pente. Toujours dans un français des plus purs, il reprit : « Messieurs, nous ne vous demandons pas de vous rendre. Formez seulement vos faisceaux, je vous prie, et veuillez attendre avec nous un “cessez le feu” qui va sonner d’un moment à l’autre. Depuis une heure après midi, vos chefs et les nôtres discutent les conditions de l’armistice. »
Il allait être cinq heures. On n’entendait plus le canon. Des coups de fusil pétillaient encore, sporadiquement. De toute évidence, la lutte finissait. Le lieutenant regarda ses hommes. Ils avaient voulu combattre jusqu’au bout, mais à quoi bon se faire tuer maintenant ? « Arme au pied, ordonna-t-il. Repos, rompez les rangs, formez les faisceaux. » Il remit son épée au fourreau, marcha vers le capitaine russe, le salua et lui dit : « Grâces soient rendues à votre humanité, monsieur. Vous pouviez nous coucher tous à terre sans risquer la moindre perte. La générosité que vous montrez en ne nous désarmant pas nous touche plus encore. »
Pour sa part, Claude ne voyait là ni générosité ni humanité. C’était de la politique. Oui, il n’eût rien coûté aux Russes de les fusiller par le flanc ; ils n’y eussent non plus rien gagné. Au contraire, en leur conservant la vie, en traitant ces bourgeois avec courtoisie au lieu de les humilier, ils servaient adroitement une cause commune à tous les Alliés. N’assurait-on pas depuis longtemps, dans le faubourg Saint-Germain, que les Parisiens n’avaient rien à redouter de « nos bons amis les ennemis » ? Ils se conduiraient nécessairement de la manière la plus bienveillante afin que les Bourbons, pour lesquels ils agissaient, fussent bien reçus de leurs mains par la population.
Plusieurs officiers étaient descendus de la butte. Tous parlaient à la perfection le français. Ils s’adressaient avec beaucoup d’amabilité aux gardes nationaux, louant leur patriotisme, leur valeur. « Nous aimons votre belle nation, disaient-ils. Nous avons souffert de devoir entrer chez vous les armes à la main ; mais ce n’est pas à vous que nous faisions la guerre, nous la faisions à l’ambition de votre empereur. » Claude ne put s’empêcher de répondre : « Sans doute, et cependant vous venez nous imposer des princes que nous avons chassés voilà vingt ans, qui ont à mainte reprise cherché le concours de nos ennemis pour rentrer en France, et qu’il va nous falloir accepter à présent.
— Mais comment pensez-vous cela ! se récrièrent-ils. Nous sommes venus détruire une tyrannie détestable qui ruinait et saignait la France et l’Europe. Nous ne songeons nullement à vous imposer un souverain, vous choisirez librement votre régime : la régence, la royauté avec un prince à votre convenance, la république si vous la préférez. Notre tsar a toujours affirmé sa résolution à cet égard. Aussi n’a-t-il pas permis au comte d’Artois de suivre les armées au-delà de Nancy.
— Hier soir encore, ajouta un jeune lieutenant, Sa Majesté répétait à mon oncle, le grand duc Constantin, qu’Elle ne souffrirait pas de voir porter au trône le comte de Provence, à moins que ce ne fût le vœu exprimé par la majorité des Français.
— Je connais bien la France, pour y avoir vécu depuis la paix de Tilsitt jusqu’en 1811, déclara un autre officier plus âgé ; je connais aussi le comte de Provence pour l’avoir approché assez souvent, en Courlande ; il me paraît incapable de régner sur les Français, et surtout après Napoléon, dont je déteste le despotisme, mais dont on ne saurait nier la géniale intelligence ni vouloir anéantir
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