Les hommes perdus
les excellentes institutions. Notre ministre, le comte de Nesselrode, pencherait pour une régence de votre impératrice. Ce serait, il me semble, une solution très sage. Elle vous garantirait, outre la continuité de ces institutions, l’alliance de l’Autriche et de la Russie contre les rancunes de la Prusse et les ambitions de l’Angleterre. Mais, soyez-en assuré, monsieur, rien ne se décidera sans le consentement de vos Assemblées. Comme vous l’ont dit mes jeunes camarades, nous sommes venus détruire une tyrannie, non pas en imposer une autre à un pays que nous aimons. »
Ces gens étaient indubitablement sincères. « Pardonnez-moi, messieurs, de vous avoir mal jugés, répondit Claude. Vos révélations modifient tout. Il faut les faire connaître dans Paris au plus tôt, car on vous croit ici pour restaurer les Bourbons. Leurs partisans abusent l’opinion là-dessus ; ils la travaillent de plus en plus activement, et nous pourrions bien nous trouver bourbonisés avant d’avoir eu le temps de proclamer que nous ne le voulons pas. »
Sitôt le feu éteint partout, une escorte conduisit les gardes nationaux à travers les corps de troupes alliées massés entre Ménilmontant et la barrière. En chemin, le notaire observa : « Vous avez raison, mon cher M. Mounier, si Alexandre et Nesselrode maintiennent la régente, avec l’appui non douteux de son père et de Metternich, pour l’assurer sur le trône ils devront lui obtenir des conditions de paix au moins égales à celles que l’on aurait consenties à Louis XVIII. Dès lors, il n’est pas indispensable et nous évitons une aventure aux conséquences imprévisibles. Par nature, les Bourbons sont fourbes et imbéciles, comment se fier à eux ? Le meilleur des trois frères était Louis XVI, voyez pourtant où il nous a menés avec sa faiblesse !
— Malheureusement, dit le lieutenant, je ne crois pas à la régence. L’impératrice Marie-Louise n’a pas d’aptitudes pour gouverner. De quoi se composera son conseil ? Le roi Joseph, Cambacérès et les autres dignitaires ont montré leur nullité.
— Oh ! ça, on trouverait au Sénat, au Conseil d’État des hommes parfaitement capables de la diriger ! » répliqua Claude.
Il quitta ses compagnons dans le faubourg, qui gardait trace des combats livrés jusqu’à la barrière même. Les boulets avaient décapité des arbres, effrondré des cheminées, éventré une bicoque ; on en apercevait l’intérieur éclaboussé de rouge encore luisant. Des troupes restaient là, incertaines, mêlées de curieux. Un vendeur d’eau-de-vie promenait son éventaire en psalmodiant : « Prenez la goutte, cassez la croûte ! » comme s’il eût été à la foire. Des voitures emportaient les derniers blessés. On avait adossé les morts côte à côte au long des maisons. Et sur toute cette scène navrante, planait un splendide coucher de soleil.
Arrêtant un fiacre, Claude se fit mener chez Grégoire. Il n’y était pas ; le Sénat siégeait en permanence. Inutile donc de passer chez Sieyès ni chez Garat. Claude regagna sa demeure où les femmes poussèrent des cris en le voyant maculé de sang : celui des blessés qu’il avait, ce matin, aidés à rentrer dans Paris. Il l’expliqua. Seulement, sa joue noire de poudre le trahissait. « Eh bien, oui, avoua-t-il, je me suis battu ; impossible d’agir autrement. Cela n’a servi à rien, du reste, qu’à satisfaire ma conscience. La guerre est finie ; mais, ma chère Thérèse, le retour des Bourbons ne paraît pas pour cela aussi inévitable que se le figurent vos amies. »
Sitôt après avoir changé de costume et mangé, il écrivit à Sieyès, lui exposant les dispositions des Russes. Il alla porter lui-même au Luxembourg ce message, le remit à un huissier et attendit dans le vestibule de marbre plein d’allées et venues. Le comte Sieyès ne tarda point à paraître. « Ta communication est intéressante, dit-il. Peut-être aurions-nous une chance d’éviter Louis XVIII. Cependant, Bordeaux l’a proclamé avec l’assentiment des Anglais, tu ne l’ignores pas. Le Midi, l’Ouest en feront autant. Et puis Metternich et l’empereur d’Autriche partagent-ils les vues d’Alexandre ? J’en doute. On ne sait rien. On ne sait même pas où se trouvent Napoléon et le reste de l’armée. Marmont a capitulé pour son corps et celui de Mortier, qui sont libres de se retirer ; mais rien n’est conclu pour
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