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Les hommes perdus

Les hommes perdus

Titel: Les hommes perdus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Robert Margerit
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L’impopularité soudaine du Sénat la compliquait encore. Un tollé quasi unanime s’élevait contre lui. Les bonapartistes ne lui pardonnaient pas, les uns d’avoir « trahi » l’empereur ; les autres, plus sages, de n’avoir pas soutenu la régence. Les royalistes, loin de lui savoir gré de rappeler les Bourbons, reprochaient avec indignation aux sénateurs la Charte et ses monstrueuses restrictions à l’autorité légitime. Tout le monde les accusait de vouloir se perpétuer pour garder leurs sénatoreries, leurs dotations, leurs titres. On assistait à un déchaînement général contre une assemblée « qui n’a jamais conservé que pour elle-même ». Un des multiples pamphlets publiés depuis la parution de la Charte proclamait : « On pourrait demander au Sénat : “Qui êtes-vous et de qui tenez-vous votre pouvoir ?” Vous avez été créé et mis au monde par Napoléon à la journée de Saint-Cloud. Le peuple n’a nullement participé à votre création, il ne vous connaît que comme des vampires qui vivez aux dépens de ses sueurs et de son sang, des pourvoyeurs de l’ogre, à qui vous le forciez de fournir annuellement deux à trois cent mille hommes… Ouvrage et enfants du Buonaparte, vous ne pouvez ni ne devez lui survivre : vous êtes la production la plus dangereuse qui soit sortie de ses entrailles. »
    Il y avait du vrai dans ces accusations de servilité et de cupidité. Mais Claude retrouvait là le ton des royalistes hurlant, en 95, contre les « perpétuels ». Tout recommence périodiquement. Les royalistes étaient toujours forts pour parler au nom du peuple dont ils ne se souciaient guère ; et bien des pamphlétaires improvisés ne se fussent nullement émus de la restriction apportée aux prérogatives royales, si la Charte n’eût limité à deux cents membres le recrutement du Sénat. Au demeurant, quels qu’aient été ses vices, il montrait le courage d’opposer la souveraineté de la nation à l’absolutisme de la légitimité. Il apparaissait comme le seul champion des principes de 89. Pour le soutenir, Claude songeait à reprendre sa plume de polémiste, lorsque l’inattendu se produisit.
    Le 11 au soir, ainsi que tous les lundis, mercredis, vendredis, Lise et Thérèse tenaient leur cercle après le souper. Il y avait dans le grand salon plusieurs confrères de Claude, leurs épouses, Sieyès rétabli, accompagné de son neveu et de sa nièce, Grégoire au teint éternellement rose, le fidèle Gay-Vernon, Germaine Louvet – Lodoïska bien vieillie –, Réal, Rœderer revenus siéger au Sénat, la comtesse Rœderer, le baron Dupin, conseiller maître à la Cour des Comptes, sa femme – vingt ans plus tôt celle de Danton, dont elle ne parlait jamais, – Gabrielle, Jean Dubon, Claudine et Bernard le bras gauche en écharpe. Leur fille Élisabeth, Claire bavardaient sur le perron du jardin avec deux secrétaires de Claude et le D r Gaillot, le jeune médecin qui s’occupait des convalescents séjournant dans l’hôtel (où ils se succédaient encore, car les hôpitaux regorgeaient toujours, avec le nouveau contingent de soldats français, russes, allemands blessés lors des derniers combats sous Paris). Le jour durait, mais dans le salon les lustres étaient allumés. Les domestiques passaient des sorbets, des boissons. La porte sur le vestibule s’ouvrit à deux battants et cette annonce retentit : « Son Altesse, Monseigneur le duc d’Otrante ».
    « Toi ! Par exemple ! » s’exclama Claude en s’avançant vers Fouché qui l’embrassa d’une étreinte fraternelle. Il salua galamment les dames, s’inclina devant Grégoire et Sieyès. « Vous voilà donc ! monsieur le duc, dit l’ancien directeur. Ma foi, je ne suis pas fâché de votre retour. Nous avons en ce moment grand besoin d’hommes habiles, et certes vous êtes un habile homme », conclut-il avec un sourire à peine narquois. Les ambitions de Sieyès s’étaient usées, il n’éprouvait plus de rancune, et sans doute ne lui déplaisait-il pas de voir entrer en lice un régicide de plus, à lui seul plus rusé qu’eux tous. Mais Claude entraînait Fouché pour lui demander en aparté : « D’abord, comment vas-tu, mon pauvre ami ? » Sa très chère Bonne-Jeanne était morte à la fin de 1812, et Claude n’ignorait pas combien cette perte l’avait éprouvé. « Comme quelqu’un qui se console difficilement, répondit-il. Après seize mois, je ne suis pas

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