Les hommes perdus
Beurnonville, jadis lieutenant de Dumouriez à Valmy, le sénateur comte de Jaucourt, le duc de Dalberg, conseiller d’État, l’abbé de Montesquiou, ancien membre de l’Assemblée constituante. Ce choix traduisait clairement les dispositions de la majorité sénatoriale. Elle écartait tous les ci-devant conventionnels, comme Lanjuinais, Sieyès. Celui-ci cependant dit à Claude, le soir, que la régence comptait des partisans dans la majorité. « Dalberg en est. On l’a nommé, car on sait que, malgré la proclamation d’hier, le tsar et Nesselrode penchent toujours pour la régence et n’accordent qu’une demi-confiance à Talleyrand. Alexandre garde beaucoup de prévention contre les Bourbons. Il considère le Prétendant comme l’homme le plus nul du monde, paraît-il. Dans la relevée, il a reçu Caulaincourt envoyé par Napoléon. Tout n’est peut-être pas joué en ce qui concerne la succession de l’empereur. Quant à lui-même, il sera déposé demain. Garat, Lanjuinais ou Lambrechts en feront la proposition.
— Tu semblés bien fatigué, remarqua Claude.
— Ah ! mon ami, ces hauts et ces bas, ces incertitudes me tuent. »
Sieyès n’était plus l’homme froid et tranquille de la Convention. Il avait soixante-six ans ; l’âge, l’inquiétude, la tristesse le marquaient durement. « Je ne partage pas l’avis de Garat et de Grégoire, reprit-il ; les Bourbons ne m’inspirent aucune confiance. S’ils reviennent, il n’y aura ni repos pour les anciens révolutionnaires, ni sûreté pour nous, les régicides. Et puis quel crève-cœur ! Tout ce que nous avions accompli !… La France de l’an V, ce qu’elle promettait alors !… Rien, il ne reste rien ! Nous retournons de vingt années en arrière. »
Le 2 avril, le Sénat (où Sieyès n’avait point paru, car il était au lit) déclara Napoléon Bonaparte et sa famille déchus du trône, le peuple français et l’armée déliés de leurs serments. Le 3, l’acte de déchéance avec ses considérants était définitivement vote. Le Corps législatif y donna son adhésion. Le 4 à Fontainebleau, Napoléon abdiquait en faveur de son fils. Mais Alexandre I er avait fini par abandonner la cause de la régence. Le 6, le Sénat appelait au trône « Louis-Stanislas-Xavier de France, frère du dernier roi, et après lui les autres membres de la maison de Bourbon dans l’ordre ancien ». Le 7, les maréchaux arrachaient à l’empereur, qui voulait marcher sur Paris, une abdication pure et simple.
Le Gouvernement provisoire et une commission de sénateurs, comprenant Lanjuinais, Fabre de l’Aude, Garat, Grégoire, préparaient l’acte constitutif du nouveau régime. Il parut le 8 au Moniteur sous le titre de Charte constitutionnelle. Claude constata qu’elle fournissait de sérieuses garanties. Elle consolidait les libertés acquises par la Révolution. Elle confirmait l’égalité des citoyens devant la loi et devant l’impôt, l’accessibilité à tous les emplois et les grades, consacrait irrévocablement les ventes de biens nationaux. Elle maintenait la Légion d’honneur. Conservant les deux Chambres existantes, elle conférait au Sénat et au Corps législatif non seulement le soin de discuter et de voter les lois, mais aussi le droit d’en proposer. Le roi les promulguait. Il exerçait le pouvoir exécutif, choisissait souverainement ses ministres, responsables toutefois devant les deux Assemblées. Il était inviolable et possédait le droit de grâce. « Aucun citoyen ne pourra être recherché ou inquiété pour des opinions, des votes ou des faits relatifs à la Révolution », spécifiait cette charte. Elle se terminait ainsi : « Louis-Stanislas-Xavier sera proclamé roi des Français aussitôt qu’il aura juré et signé par un acte portant : J’accepte la Constitution, je jure de l’observer et de la faire observer. »
« Que vaut le serment d’un monarque ! observa Jean Dubon. D’ailleurs, Louis XVIII le prêterait-il ? S’il refuse une fois en France, comment nous en tirerons-nous ?
— Le tsar, répondit Claude, est résolu à imposer cette constitution. Grégoire, Garat me l’ont affirmé.
— Alexandre, bah ! N’a-t-il pas renoncé à la régence ! Il abandonnera cela aussi. Pourquoi le roi de Prusse et l’empereur d’Autriche imposeraient-ils au roi de France une constitution dont ils ne voudraient pas chez eux ? »
La situation était assurément très fausse.
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