Les hommes perdus
donnera. Ils invitent, par conséquent, le Sénat à désigner sur-le-champ un Gouvernement provisoire, qui puisse pourvoir aux besoins de l’administration et préparer la constitution qui conviendra au peuple français…»
Un peu plus tard, Claude lut ce texte placardé rue du Lycée – ci-devant de Valois –, en allant avec Lise voir Bernard. Des conditions de paix plus favorables… l’intégrité de l’ancienne France… même plus. C’était assez satisfaisant ; cela signifiait : les frontières de 92, et peut-être un peu mieux. Le reste correspondait bien à ce qu’avaient dit les officiers russes, la veille : les Français choisiraient librement leur régime.
« À tout prendre, avoua Lise, ils sont fort raisonnables, ces vainqueurs.
— Oui, mon poulet. Plus que ne l’a été Napoléon en pareille occurrence. Mais la nature de notre constitution dépendra de la manière dont le Sénat va composer ce fameux Gouvernement provisoire. Et remarque une chose : il ne s’agit déjà plus de régence. Ni aucun membre de sa famille, ces mots écartent Marie-Louise, membre de la famille au premier chef. Tout cela d’ailleurs néglige une réalité : l’existence de Napoléon ; lequel doit être à présent non loin d’ici. Ne livrera-t-il pas une bataille, même désespérée, pour reconquérir Paris ? »
Bernard, bien renseigné par ses officiers, par des visites de ses collègues, répondit à cette question. L’empereur était, depuis six heures du matin, à Fontainebleau. Il disposait ou disposerait incessamment des troupes laissées libres par la capitulation, plus sa garde, les corps revenus de Champagne derrière lui, et quelques compagnies de volontaires amenées par Moncey. « Au total, quarante-cinq à cinquante mille hommes, dit Bernard. Les Alliés en ont, dans la ville et autour, cent soixante-quinze mille. Ils possèdent une supériorité encore plus écrasante en artillerie, car Napoléon a perdu presque toute la sienne à Laon. Voudrait-il malgré tout s’avancer sur Paris, il ne le pourra pas. Les maréchaux ne le lui permettront pas, j’en suis sûr. Marmont et Mortier sont venus me demander conseil, hier, après la capitulation, peut-être pour se ménager, par la suite, le témoignage d’un collègue connu comme opposé à l’Empire, ou simplement parce que je suis leur aîné. Peu importe. “Votre devoir, leur ai-je dit, vous oblige à rejoindre l’empereur et à lui obéir, sauf en ce qui compromettrait les conditions d’une paix favorable, car là les intérêts de la France l’emportent sur nos serments à Napoléon.” Macdonald, Ney, le vieux Lefebvre pensent comme moi, tu peux le tenir pour certain, mon cher Claude. »
Le 1 er avril, il reprit son uniforme, nettoyé. La garde nationale était chargée de veiller au bon ordre. De petites bousculades se produisirent entre porteurs de cocardes blanches, dont l’excitation croissait avec le nombre, et des gens auxquels cet insigne ne plaisait pas ; mais la plupart des passants le regardaient de la façon la plus indifférente. Aux cris de : « Vive le roi ! Vive Louis XVIII ! » ne répondit jamais aucun cri de : « Vive l’empereur ! » L’intérêt des Parisiens allait surtout au pittoresque tableau offert par les Cosaques campant dans les Champs-Élysées.
Après midi, des colleurs d’affiches se mirent à placarder une proclamation dont on distribuait aussi des exemplaires. Le Conseil général de la Seine et le Conseil municipal de Paris déclaraient noir sur blanc qu’ils ne reconnaissaient plus pour souverain Napoléon Bonaparte. Ils exprimaient fermement « le désir de voir rétablir sur le trône la maison de Bourbon dans la personne de Sa Majesté Louis XVIII et de ses successeurs légitimes ».
« Décidément ! s’exclama le notaire-grenadier, nous n’y couperons pas ! » Claude hocha la tête. On ne pouvait attribuer au clan Talleyrand cette résolution des assemblées parisiennes les plus représentatives. Toute ou presque toute la bourgeoisie exprimait là son vœu ; elle voulait le retour de la légitimité. Il fallait bien en prendre son parti puisque le peuple demeurait passif. Rien ne l’eût empêché de crier : « À bas les Bourbons ! » s’il eût répugné vraiment à les recevoir.
À quatre heures et demie, le Sénat entra en séance pour élire le Gouvernement provisoire. On désigna Talleyrand, prince de Bénévent, le général comte de
Weitere Kostenlose Bücher