Les hommes perdus
régime. »
Comme on pouvait s’y attendre, les ordonnances de Beugnot, très mal reçues par la majorité de la population, provoquèrent des émeutes à Paris et en province, et contribuèrent à discréditer Louis XVIII. Déjà, dans les casernes on ne l’appelait plus que le roi-pot ou le roi-cochon. Il devint aussi le roi-calotte. Des caricatures insultantes le représentaient, énorme, dans un fauteuil roulant poussé par un prêtre. Nul besoin d’être prophète pour se rendre compte que tout cela finirait fort mal.
À ces inquiétudes s’en ajoutaient d’autres pour Claude. Ses enfants le souciaient. Antoine surtout. En famille, il ne se départait pas de son affectueuse douceur. Elle abusait les femmes. Claude ne s’y trompait point ; il devinait chez son fils une colère qui s’échauffait, qui donnait à craindre les plus redoutables entraînements. Antoine avait pour amis de jeunes officiers sans uniforme, comme lui-même, tous de la meilleure éducation, plusieurs appartenant à la noblesse impériale. Ils faisaient excellente figure dans le salon de Lise et de Thérèse ; mais, de jour, leur sévère redingote strictement boutonnée, leur cravate noire, le demi-castor penché sur l’œil, quelque chose d’insolent dans l’ébouriffement des favoris et le retroussis des moustaches, montraient assez avec qui ces garçons affirmaient leur fraternité. Claude soupçonnait son fils et ses camarades de fréquenter au Palais-Royal les cafés où, depuis quelque temps, s’affrontaient demi-solde et officiers royaux. Il alla lui parler, un matin, dans sa chambre.
Artiste autant que soldat – comme plusieurs généraux de l’Empire, dont Lejeune –, Antoine peignait une scène villageoise, d’après des croquis à l’aquarelle pris pendant sa captivité. « Peux-tu m’accorder un instant ? lui demanda son père. Je voudrais te poser une question. » Antoine se débarrassa de la palette et des pinceaux. « Mais assurément. Je t’écoute. » Rompant avec les usages, Claude avait tenu à ce que ses enfants le tutoyassent, lui et leur mère. « Vas-tu au café Lemblin ? » dit-il. Antoine ne détourna pas les yeux. « Oui, c’est mon habitude d’y passer un moment.
— Ainsi tu cherches un duel, des duels !
— Non, je ne les cherche pas. Mes amis et moi ne provoquons personne.
— Allons donc ! vous provoquez par votre simple présence, et vous le savez bien. Qui d’abord a parlé de couper les oreilles ? Pas les “soldats d’antichambre”, reconnais-le. Qui a tué trente volontaires royaux, à Morlaix ?… Antoine, ces façons me… m’offusquent profondément. Je conçois ta colère, et crois-tu que je les aime, ces émigrés, ces ultras, nos ennemis de toujours ? Tu auras sans doute l’occasion de les combattre bientôt, car nous courons à une seconde Révolution ; mais tu les combattras en officier conduisant sa troupe, non en bretteur, dans des rixes sordides, des duels sans gloire ni même dignité. Le fait de risquer sa vie en de pareilles rencontres peut les vêtir à vos yeux d’une apparence trompeuse ; un citoyen n’a le droit de risquer sa vie que pour tenter d’en sauver une autre, pour protéger les siens ou pour défendre sa patrie. Comprends-tu cela, mon fils ?
— Oui, père. Cependant ces matamores insultent à la gloire de la France !
— La gloire de la France est bien au-delà de leur atteinte. Ta colère leur attribue trop de pouvoir ; ils ont seulement celui de se déshonorer eux-mêmes. Dédaigne-les, tu vaux mieux qu’eux.
— Mais enfin, je ne puis abandonner mes amis. Si j’essayais de leur répéter ta leçon, ils ne m’entendraient pas, ils me prendraient pour un lâche.
— As-tu le sentiment de l’être ?
— Non, certainement.
— La façon dont les autres nous jugent n’importe pas ; seul compte ce que nous dit notre conscience. Tu t’es battu avec ardeur, avec courage ; tu recommenceras quand il le faudra. En ce moment, il ne le faut pas, voilà tout.
— Que dois-je faire ?
— Tes bagages. Ta mère, ta sœur et ta tante vont avancer leur voyage en Limousin. Tu les accompagneras ; tes amis ne pourront te le reprocher. Je vous rejoindrai plus tard.
— Ah, bon ! Mais sais-tu, je me demande si l’éloignement de Paris arrangera les choses pour Claire.
— Je l’espère, mon petit. Vois-tu un meilleur moyen de l’aider ? »
Antoine secoua la tête.
Claire traversait un pas difficile.
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