Les hommes perdus
chouans et adolescents nobles recevant d’emblée l’épaulette de sous-lieutenant et appelés à former par la suite les cadres de la ligne ? Ce qui fermait pratiquement la carrière militaire aux jeunes officiers dans la situation d’Antoine. Furieux, lui et ses camarades juraient de couper les oreilles à ces « soldats d’antichambre ».
Sévère comme on l’est à cet âge, Antoine ne pardonnait pas à « oncle Bernard » son retournement. « Malgré mon immense respect pour vous, monsieur le maréchal, lui dit-il, et malgré toute mon affection, je ne vous comprends point. Vous ! renoncer aux couleurs françaises, accepter ce haillon blanc qui a traîné dans les pires sentines de l’émigration, ce torchon souillé de toutes les compromissions avec nos ennemis, cet emblème d’une famille étrangère ! Et comment portez-vous encore cette Légion d’honneur que l’on s’efforce de déshonorer, que l’on distribue à des crapules, à des forçats, que le premier venu achète pour trois cents francs ? »
Le soir même, arrivait à Paris Fernand Dubon – alors dans sa quarante-troisième année, et toujours obstinément célibataire. Sa conduite, en 1809, lors de la tentative anglaise contre Anvers, ensuite une brillante croisière aux Antilles, lui avaient valu le grade de contre-amiral puis de vice-amiral. Présentement, il était au comble de la rage. « Savez-vous, s’exclama-t-il, à quoi l’on m’a contraint ? Par ordre de votre infâme Louis XVIII, j’ai dû remettre aux Anglais – oui, moi, aux Anglais ! – tous les bâtiments de mon escadre : sept vaisseaux, quatre frégates, huit corvettes ; et l’on m’expédie à Cherbourg, comme préfet maritime, avec mission de désarmer la flotte de la Manche pour vendre tous les navires qui trouveront preneur ! En débarquant ici, je suis allé droit au ministère. Nous avons le plus grand besoin d’argent, m’a expliqué Malouet, et nul besoin de bâtiments de guerre. Quelques frégates suffiront au service des colonies. Voilà où nous en sommes, mes amis. Louis XVIII abandonne décidément aux Anglais la maîtrise des mers. Louis XVI la leur avait ravie. On l’a guillotiné. Louis XVIII n’est même pas digne de la guillotine ; il faut le pendre.
— Mon pauvre Fernand, lui répondit son père, Napoléon nous a légué un arriéré de dette montant à plus d’un milliard six cent millions, si l’on en croit le Moniteur, et la Maison militaire indispensable, paraît-il, à la majesté d’un roi de France, coûte vingt millions. Alors, on bazarde la marine, on réduit brutalement l’armée, on maintient la régie des droits réunis, dont on avait promis la suppression. Pendre Louis XVIII ? cela n’en vaut pas la peine. Lui, les siens, le cabinet sont en train de tuer la royauté beaucoup plus sûrement que nous n’y avions réussi, nous. »
Excepté l’honnête Malouet – qui allait mourir sous peu –, Talleyrand et le baron Louis, fidèles tous les trois au système de la monarchie libérale, les autres ministres étaient des rétrogrades imbéciles. Ils se souciaient uniquement de plaire aux princes. Pour flatter la bigoterie du comte d’Artois et de la duchesse d’Angoulême, le stupide Beugnot (« Ah ! disait Claude, pourquoi Danton lui a-t-il sauvé la tête ! »), directeur général de la Police, avait de sa propre initiative rendu obligatoire l’observation des dimanches et des fêtes religieuses, rouvrant les rues aux processions. Les boutiques, les restaurants, cafés, cabarets devaient rester clos tout le temps des offices. La circulation des voitures était interdite de huit heures du matin jusqu’à trois heures après midi ; les habitants, tenus de tapisser leurs maisons sur le trajet du cortège ; les passants, de se découvrir et de s’agenouiller. Le tout sous peine de cent à cent cinquante francs d’amende.
Grégoire, Lanjuinais, quoique profondément catholiques, s’indignaient. « On n’impose pas la religion, protestait l’ex-évêque, surtout par des mesures de police. On fera détester le culte, voilà tout. » Quant à Gay-Vernon : « Nous revenons, dit-il, à la tyrannie que Robespierre prétendait exercer sur les âmes. Nous l’avons abattu pour cela. Les Bourbons seraient avisés de s’en souvenir.
— Ils sont insensés, répondit Claude. Dans tous les domaines, rien, depuis trois mois, ne semble avoir été accompli qu’en vue de rendre odieux ce
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