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Les hommes perdus

Les hommes perdus

Titel: Les hommes perdus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Robert Margerit
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restaurer l’Ancien Régime. Ils comptaient déchirer l’abominable Charte arrachée à la faiblesse de Louis XVIII, rétablir la monarchie d’avant 1789, abolir toute l’organisation administrative subsistant de la Révolution et de l’Empire, les départements, les préfectures, ressusciter les provinces, les intendances, les présidiaux, les parlements, procéder à la destitution générale des fonctionnaires, des magistrats, pour leur substituer des royalistes purs. Ils réclamaient le licenciement de l’armée, la reconstitution des anciens régiments provinciaux que commanderaient des officiers condéens et vendéens, la dénonciation du Concordat et la remise du clergé sur le pied de 1788. Bien entendu, suppression de l’électorat sous toutes ses formes, de la liberté de penser, d’écrire, de la Légion d’honneur, réintégration des nobles dans tous leurs privilèges, restitution des biens nationaux. Leurs acquéreurs devraient se tenir pour trop heureux d’en avoir eu l’usufruit pendant vingt ans. Encore bien beau qu’on ne les guillotinât pas, comme on y songeait autrefois. On se contenterait de proscrire les révolutionnaires et d’exécuter ou, à tout le moins, de déporter en Guyane les régicides.
    Bernard n’accordait aucun crédit à ces extravagances. « Le roi, assurait-il, n’est pas homme à se laisser manœuvrer par son frère ni par les émigrés. Il a infiniment plus d’intelligence, de finesse qu’eux, et il cache sous son air bonasse pas mal de fermeté. » Allant régulièrement, avec Claudine, aux réceptions des Tuileries, Bernard, comme ses collègues Victor, Marmont, Macdonald, se prenait d’un respect affectueux et confiant pour le vieil homme majestueux en dépit de sa difformité, bienveillant, sceptique, opposant avec flegme à toutes les attaques et les récriminations, y compris celles de sa famille, une sérénité souveraine. « Il a ses petits côtés, c’est vrai : un peu de pédantisme, un peu de frivolité dans les choses secondaires, un certain égoïsme masqué sous sa bonhomie. Après tant d’épreuves, il tend naturellement à préserver ses aises, sa tranquillité. Cela nous garantit contre les aventures auxquelles pousse la coterie d’Artois. Nul ne fera faire au roi ce qu’il ne veut pas faire, sois-en sûr. Enfin, il possède au plus haut degré le sentiment de la France.
    — Te voilà donc royaliste ! dit Claude. Comment aurait-on imaginé chose pareille !
    — Non, je ne suis pas royaliste, et je redeviendrais sans-culotte si Monsieur montait sur le trône. Simplement, Louis XVIII est, à mon sens, l’homme de la situation. À tout prendre, ne nous procure-t-il pas plus de liberté que nous n’en avons connu depuis vingt ans ? »
    C’était assez vrai. Ça l’eût été davantage si les ministres n’eussent pas regardé bien plus vers le pavillon de Marsan que vers celui de Flore. Par la volonté du roi, le système administratif, judiciaire, l’enseignement public demeurèrent inchangés. Il n’y eut pas de proscription ni de destitution générale. Mais l’influence des ultras sur le gouvernement entraîna des milliers de renvois individuels parmi les fonctionnaires, les magistrats, dans l’Université. Tous les sénateurs anciens révolutionnaires se virent écartés de la nouvelle Chambre haute, comme Sieyès, Grégoire, Fouché. Louis XVIII, appréciant à leur valeur le sens politique et les capacités d’homme d’État dont le duc d’Otrante avait fourni mainte preuve, l’eût admis au nombre des pairs, sinon au Conseil. Pour empêcher cette abomination, la duchesse d’Angoulême alla jusqu’à la crise de nerfs, et l’on n’en parla plus. L’Institut, créé par la Convention, subsista ; mais Cambacérès, Grégoire, Carnot, Garat, Merlin de Douai – ci-devant Merlin-Suspects –, Guiton-Morveau, Monge, Lakanal s’en trouvèrent exclus. L’armée ne fut pas licenciée, ni les régiments provinciaux rétablis ; mais on réduisit de moitié les effectifs, après avoir libéré la classe 1815. Douze mille officiers, mis en non-activité, passèrent du jour au lendemain à la demi-solde. Antoine, revenu avec les autres prisonniers, comptait parmi les victimes de cette mesure évidemment justifiée, car la France en paix ne pouvait entretenir une armée inutilement nombreuse. Mais le roi avait-il besoin de se constituer une Maison militaire composée de six-mille ex-condéens, vendéens,

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