Les hommes perdus
certainement pas attendu aux Quatre-Bras. En bonne logique, ils doivent chercher dans le Nord une liaison avec les Prussiens, qui restent cent mille, et nous barrer la route devant Bruxelles. On verra bien…»
Quarante-huit heures s’étaient écoulées depuis le moment où le colonel Morin achevait cette lettre. Quelles que fussent les inquiétantes lenteurs dont il s’étonnait, Napoléon n’avait pu mettre plus d’un jour à rattraper et attaquer les Anglo-Bataves. Une bataille devait s’être livrée samedi soir ou dimanche aux abords de Bruxelles. « À moins, ajouta Bernard, que Wellington, après la défaite de Blücher, n’ait filé rapidement vers la mer pour attendre au large l’arrivée des Austro-Russes. Cela correspondrait à sa prudence bien connue. Ce serait d’ailleurs justifié, car il ne saurait, avec son armée hétéroclite, tenir tête à quatre-vingt-quinze mille Français, les trente mille de Grouchy étant à l’écart dans l’Est. Et il ne paraît pas possible qu’en un jour aussi les Prussiens, même incomplètement battus, même s’ils ont retraité au Nord comme le pense Morin, aient été capables de se rallier à Wellington le 17 au soir ou le 18 au matin. Bonaparte a donc, dimanche matin au plus tard, ou bien remporté sur les Anglais la seconde victoire à laquelle s’attend ton ami Fouché, ou bien pénétré dans Bruxelles sans coup férir. Nous l’apprendrons demain. »
Mais le lendemain, mardi, la batterie des Invalides demeura muette. Le Moniteur donna pour toute information un récit fantaisiste de la bataille de Ligny, dont on n’avait pas encore le bulletin : chose bien singulière. Fernand dit qu’à la Chambre des pairs on s’inquiétait, des bruits alarmistes circulaient. Bernard, s’étant présenté chez Davout deux fois dans la relevée, ne fut pas admis. Il revint chez Claude. « Il y a certainement de mauvaises nouvelles, assura-t-il, on les garde secrètes, Davout ne veut pas me voir parce qu’il ne pourrait me les taire. Tu réussirais peut-être mieux auprès du duc d’Otrante. »
Quai Voltaire, Fouché reçut Claude entre deux portes, l’air affairé. « J’ai promis le silence, comme tous les ministres, dit-il, mais pour toi… Eh bien, Napoléon a été complètement écrasé, dimanche soir, en avant de Bruxelles, par Wellington et Blücher réunis. L’armée du Nord n’existe plus. Joseph nous a lu tantôt une lettre de son frère annonçant la défaite. Il sera ici dans la nuit. Pardonne-moi de te quitter si vite, j’ai du pain sur la planche.
— Que vas-tu faire ?
— Tâcher de finir ce que j’ai entrepris ; obtenir l’abdication de Bonaparte, préparer la rentrée du roi avec des garanties. Adieu, à demain, viens me voir. »
Une immense tristesse accablait Claude. Certes, la défaite était prévue, mais on espère toujours un miracle. Il ressentait profondément l’humiliation de la France, vaincue pour la deuxième fois, et l’amère absurdité de la situation.
Il ne retourna au ministère ni le mercredi ni les jours suivants. Les débats au Parlement, dont il connaissait la conclusion forcée quelles que fussent les péripéties, ne l’intéressaient pas. Il souffrait, se confinait dans son travail et se bornait à enregistrer les événements. Dès le jeudi, Fouché, manœuvrant les Chambres, poussant La Fayette, Lanjuinais, enleva l’abdication. Il éluda la régence, réclamée par les bonapartistes, en faisant voter l’institution d’une Commission de gouvernement. Le vendredi, il en subtilisait avec une habile désinvolture la présidence à Carnot. Le samedi, la Commission invitait Napoléon à quitter la capitale. Il s’y résigna le lendemain 25 et se rendit à la Malmaison. Pour calmer le peuple, fermer la bouche aux quelques bonapartistes subsistant dans les Chambres, on avait proclamé Napoléon II, mais sans y croire. La plupart des représentants et des pairs voyaient bien où l’on allait. Au contraire de ce qu’escomptait Jean Dubon, pas une voix, ni parmi eux, ni dans les rues, ne prononçait le mot de république. Thibaudeau proclama courageusement : « Si ce sont les Bourbons que l’on veut nous imposer, je déclare que jamais je ne consentirai à les reconnaître. » Carnot et un certain nombre de libéraux s’affirmaient également déterminés contre eux. « Thibaudeau, Carnot, Dupin et autres n’ont rien dans la tête, bougonna Jean. Ne pas vouloir la république,
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