Les hommes perdus
dit-il, pour juger exactement les actes des accusés, il faut retenir quelques chiffres. Le Tribunal révolutionnaire, dont Fouquier-Tinville fut l’accusateur public depuis mars 1793 jusqu’en thermidor 1794, a prononcé deux mille six cent trente-sept condamnations et plus de trois mille acquittements. Deux mille six cent trente-sept condamnés, en dix-sept mois ; or, en un seul jour, à Châtillon, les royalistes de la Vendée nous ont tué huit mille hommes. Les citoyens composant le jury ne manqueront pas de réfléchir à ces chiffres. »
Claude marqua un temps là-dessus, puis reprit : « Le Tribunal révolutionnaire fut créé, sous l’impulsion de Danton, comme une arme dirigée contre l’ennemi intérieur. Tant que l’étranger pouvait soutenir celui-ci, le tribunal devait donc frapper sans pitié. Il n’a pas frappé toujours sans justice, puisque le nombre des acquittements, malgré la loi du 22 Prairial, dépasse celui des condamnations. Je le sais, on lui reproche d’avoir atteint nombre de petites gens ; mais les agents du baron de Batz n’étaient pas souvent de grands seigneurs, et le paysan qui retenait ses grains, nous empêchant de nourrir les soldats, la cuisinière qui conseillait aux détaillants de refuser les assignats, le laquais ou le perruquier qui se faisait propagateur de fausses nouvelles, commettaient autant de crimes contre la nation. Ce tribunal, dit-on, est coupable d’odieuses erreurs ; il a condamné des fils à la place des pères, et des pères à la place des fils. Tyrannique, il a refusé la parole à des accusés. Déplorons tout cela, déplorons même son existence. Mais rappelons-nous sous quelle terrible pression il fallait agir contre les ennemis de la patrie lorsque les vendéens tenaient Saumur, les fédéralistes toute la vallée du Rhône, que l’armée piémontaise leur donnait la main à Lyon, que les Anglais occupaient Toulon, et que les Austro-Prussiens pouvaient en moins de six jours être à Paris. Citoyens, vous n’avez pas connu vraiment ce temps-là, vous en avez eu le simple reflet dans les gazettes ; mais nous, membres des Comités de gouvernement, nous qui portions les destinées de la nation, qui la voyions étranglée, suffoquante, nous qui sentions pour ainsi dire dans nos mains ses sursauts désespérés, comment nous fussions-nous souciés de la vie d’autrui, de la nôtre ! le Tribunal révolutionnaire s’est conformé aux directives des Comités. Des innocents ont péri, c’est certain, mais les cent mille volontaires ou réquisitionnaires qui sont tombés à Valmy, à Jemmapes, à Hondschoot, à Mayence, à Fleurus, à Châtillon, à Torfou, à Toulon, n’étaient-ils pas des innocents, eux aussi ? »
Le président Liger demandant au témoin de bien vouloir s’expliquer sur les rapports de Fouquier-Tinville avec les Comités, Claude répondit : « Il était leur instrument, rien de plus, rien de moins. Il venait tous les soirs à la réunion commune dans le pavillon de l’Égalité, pour rendre compte et recevoir les instructions. Il ne possédait aucune initiative. Tout ce qu’il pouvait de lui-même, c’était oublier un dossier. Ainsi furent sauvés ses anciens collègues du Châtelet, et tant d’autres personnes, dont l’ex-président Montané, les amis de Danton : Beugnot, Rousselin de Saint-Albin pour lequel Fouquier risqua sa propre tête, car Robespierre voulait avec acharnement celle de Rousselin.
— Vous étiez au courant de ces manœuvres ?
— Nous ne les ignorions pas. Plus d’une fois Collot d’Herbois a menacé Fouquier de l’envoyer à la guillotine s’il les continuait. Au contraire, d’autres parmi nous approuvaient ces agissements et en profitaient pour sauver des prisonniers qui ne méritaient pas la mort. Beaucoup ont pu être épargnés. Le frère de Marie-Joseph Chénier, la sœur du général Delmay l’auraient été aussi sans l’épouvantable maladresse d’un père et d’un mari. Évidemment, ni Fouquier ni nous n’avions le pouvoir d’éviter l’échafaud à des hommes ou des femmes trop signalés. Pourtant, sans les Hébertistes, ni Westermann, ni Danton, ni Desmoulins et encore moins sa femme, ni M me Roland, ni Madame Élisabeth, ni même la reine n’auraient paru ici.
— Je demande, s’écria Judicis, l’accusateur public, que le témoin précise sa pensée là-dessus. »
Claude hésita, un instant, puis : « Je ne voudrais pas mettre en cause des
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