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Les hommes perdus

Les hommes perdus

Titel: Les hommes perdus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Robert Margerit
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l’Allemagne du Nord était neutralisée sous la garantie prussienne. Immense succès. Il consacrait le triomphe de la République française sur les rois conjurés depuis si longtemps pour l’abattre. Il couronnait le gigantesque effort accompli par le gouvernement révolutionnaire en galvanisant la nation. Claude rendit hommage au présent Comité, « dont la ténacité dans les négociations diplomatiques a vaincu les atermoiements et les résistances du cabinet de Berlin. Mais, ajouta-t-il en se tournant vers Cambacérès, Sieyès, Merlin de Douai, avouez à votre tour que vos prédécesseurs au pavillon de l’Égalité ont bien fait quelque chose pour préparer ce triomphe ».
    Ce soir-là, le souper chez les Dubon fut une véritable fête, en dépit de la pauvreté du menu. Au reste, aurait-on pu se remplir l’estomac quand la majorité de la population vivait tout juste d’un peu de pain noir ? Certains commis aux subsistances profitaient de leurs fonctions pour se servir. Lorsque Dubon en obtenait la preuve, il les révoquait impitoyablement et envoyait leur dossier à la Sûreté générale. Il donnait lui-même l’exemple. Quant à Claude, chez son autre beau-frère, Naurissane, où le superflu ne manquait guère, il acceptait seulement l’indispensable.
    Bernard Delmay et lui, en cette soirée, ne se virent pas sans tomber dans les bras l’un de l’autre. La paix imposée à la Prusse, la coalition démantelée, c’était pour cela que Claude avait accepté de condamner ses amis, de risquer lui-même la guillotine ou le poignard, d’accumuler les nuits sans sommeil et les journées fébriles, de s’épuiser à ce labeur de titans, puis de se voir rejeté, dédaigné, menacé maintenant ; pour cela aussi que Bernard s’était improvisé stratège, tacticien, général en chef, chef d’état-major des armées réunies sous Jourdan ; pour cela qu’il avait subi toutes les misères des volontaires de 91, des soldats de l’an II, et souffert dans sa chair déchirée ; pour cela enfin que sa sœur, la maternelle Léonarde, était morte sur l’échafaud. Quels mots eussent exprimé tout ce que ressentaient Bernard et Claude ?… Jean Dubon, Gabrielle et Claudine n’étaient guère moins émus.
    Bernard, marié à la ravissante Claudine depuis le 17 janvier de cette année 95, ne pouvait reprendre un commandement. Sa jambe brisée le 14 septembre, lors du franchissement de l’Ourthe, le laissait encore invalide. Débarrassé des béquilles, il marchait en s’aidant d’une canne, et ne s’en passerait pas avant plusieurs mois. Aussi Carnot, voulant utiliser ses dons militaires, l’avait appelé au bureau topographique. En dépit d’une dénomination qui dissimulait au soupçonneux Robespierre l’importance de cet organisme créé presque clandestinement sous la Terreur, le bureau ne s’occupait qu’accessoirement de topographie. En réalité, il établissait les plans de campagne et dirigeait les mouvements des armées. Cela correspondait bien aux capacités de Bernard. Mais Carnot, définitivement sorti du Comité de Salut public le 15 Ventôse, 5 mars, était remplacé par Aubry, ci-devant capitaine d’artillerie et vague colonel général des gardes nationales du Gard : un des Soixante-Treize, nourrissant, comme la plupart d’entre eux, une solide rancune contre les Jacobins. En un mois, il avait déjà fait renvoyer dans leurs foyers soixante-quatorze généraux « sans-culottes ».
    Bernard s’en plaignit. « Cette espèce de girondin ! C’est au fond un royaliste. Il ne souffre autour de lui que des officiers d’ancien régime, comme lui-même, et il serait bien aise de me faire rayer des cadres.
    — Aubry ! dit Claude. Mais il a voté la mort du roi, je me le rappelle parfaitement. Il ne saurait souhaiter le rétablissement de la monarchie.
    — En tout cas, s’il n’est pas royaliste, il en a l’étoffe.
    — Pourquoi ne le serait-il pas ? dit Dubon. Ne t’illusionne pas, Claude, le régicide ne fournit aucune garantie de républicanisme durable.
    — Des illusions ! Tu penses si j’en garde après tout ce que nous avons vu ! Rien ne me paraît plus impossible.
    — Ma foi ! fit Bernard, retrouvant sa bonne humeur, les rois conjurés doivent en dire autant. Voilà de quoi nous consoler, mes amis !…»
    Parmi les choses à peine croyables qu’ils avaient vues, l’une des plus fortes, pour Claude, était la prodigieuse impudence de Fréron

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