Les hommes perdus
avoir. » Cependant Santerre demeurait hostile à un soulèvement. « Le peuple ne peut plus rien, dit-il. Si on ne l’avait pas su déjà, on l’aurait trop vu le 12 Germinal. Il n’a plus de têtes, et puis les enrôlements volontaires, la réquisition ont enlevé aux faubourgs presque toute la jeunesse. Nos gardes nationaux comptent en moyenne cinquante à soixante ans. Du courage, ils n’en manquent pas ; mais il ne leur reste plus le ressort indispensable pour soutenir une grande insurrection. Rappelle-toi tout ce que le 10Août nous a coûté d’efforts, de ténacité ! Même si le peuple triomphait un moment, il serait à la fin écrasé, comme le mois dernier. Et cette fois les représailles seraient accablantes.
— Un orage va néanmoins éclater, cela n’est pas douteux.
— Je le déplore, mais comme je ne saurais ni l’arrêter ni le conduire, à quoi serais-je bon ? »
Dans sa brasserie fermée faute de matières premières, ruiné, abandonné par sa femme, Santerre, hercule amaigri, aux chairs flasques, car lui aussi souffrait de la disette, était l’image même de l’abdication.
D’autres pourtant ne désespéraient pas. Des humbles, complètement inconnus hors de leurs quartiers, artisans, ouvriers, employés – parmi lesquels un dégraisseur, Pierre Dorisse, un cordonnier, François Duval, un ancien membre du comité révolutionnaire de l’Arsenal, Étienne Chabrier –, avaient fini par réunir, dans la rue Mauconseil, une espèce de petit comité insurrectionnel ignoré de la police. Mais il restait sans lien avec le plus grand nombre des sections populaires, sans contact avec les députés montagnards subsistant, sauf Fouché, peut-être, qui ne renonçait pas à la lutte contre les Thermidoriens, et qui, sans paraître, agissait souterrainement au moyen d’intermédiaires obscurs.
Claude crut identifier le style du ci-devant professeur de l’Oratoire dans un placard anonyme dont soudain Paris fut inondé, le 3o Floréal au soir. Des centaines de gamins en guenilles le distribuaient aux passants. Fouché ou Xavier Audouin. Assurément, il ne provenait pas de plumes inexpertes. Avec une grande fermeté de ton, ce manifeste, intitulé : Insurrection du peuple pour obtenir du pain et reconquérir ses droits, exprimait une vraie pensée politique. On y réclamait du pain, mais en même temps on protestait contre les détentions de patriotes. On invoquait l’article de la Déclaration des droits accordant au peuple celui de s’insurger quand il est opprimé, mais encore on demandait la dissolution de l’Assemblée, « dont chaque faction a tour à tour abusé pour ruiner, pour affamer et asservir le peuple ». On exigeait la mise en vigueur de la Constitution de 93, la destitution des Comités, l’arrestation de leurs membres, la libération des représentants emprisonnés. On invitait les troupes à se ranger avec le peuple, et les quarante-huit sections à élire chacune un délégué afin de former une Assemblée centrale.
Étant allé avec son beau-frère Naurissane souper et coucher à Neuilly, Claude ne sut point ce qui se passait cette nuit-là ; mais Jean Dubon, quittant fort tard l’Hôtel de ville, trouva la Cité en effervescence. Quoique la chandelle fût rare et chère, beaucoup de fenêtres restaient éclairées. Des portes battaient. Dans l’ombre transparente, des gens, des femmes surtout, allaient et venaient, parlaient haut, criaient même. Dubon entendit insulter la Convention. Elle avait tué Robespierre pour régner à sa place, disait-on. Elle voulait anéantir le peuple. Elle l’affamait volontairement, elle protégeait les marchands, qui suçaient le sang du pauvre. Elle envoyait à la mort tous les patriotes. Il fallait demain marcher contre cette Assemblée traîtresse, les femmes les premières parce que les soldats n’oseraient pas leur tirer dessus. Jean, n’ayant pas lu le manifeste, ne comprenait point la cause de cette brusque ébullition, mais il reconnaissait là quelque chose de la fièvre qui enflammait ces quartiers à la veille du 14Juillet et du 10Août. Il songea, un instant, à prévenir le Comité de Sûreté générale. Bah ! il avait ses agents pour l’aviser !… Dubon rentra chez lui, fatigué d’une rude journée après tant d’autres. Pour lui, comme pour Santerre, le temps d’arrêter ou de diriger la foudre était passé.
Au Pont-Neuf, régnait le calme. La lune argentait la Seine. Sur la rive gauche,
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