Les hommes perdus
répondit : « Et toi, canaille imbécile, tu n’as pas de pain ! »
Chose tout à fait exacte maintenant. En dépit des mesures (d’ailleurs illusoires) votées le 12 Germinal pour protéger les arrivages, Boissy d’Anglas se révélait incapable d’assurer les subsistances. Retenues par les paysans, pillées en route par des affamés ou les contre-révolutionnaires dont les gardes nationales se faisaient sourdement complices, il n’en parvenait à Paris que des quantités insuffisantes. De plus, les spéculateurs jouant là-dessus, les prix enchérissaient sans cesse. Enfin, depuis la disparition de Cambon – il se cachait dans un grenier, rue Honoré – et la réouverture subséquente de la Bourse, les assignats s’effondraient littéralement. Le louis, en moins d’un mois, était monté de trois cent quarante francs papier à quatre cents francs, huit cents parfois pour les agioteurs. Dans les boutiques, on n’acceptait plus le franc papier que pour six centimes. Si l’on voulait acheter une marchandise valant cinquante francs, il fallait donner trois cents francs en assignats. Dans la classe pauvre, la misère atteignait un degré que l’on n’avait jamais connu ni même imaginé aux pires moments de 89 et de 93. On voyait dans les rues, des femmes, des hommes tomber d’inanition. D’autres, à bout de souffrance, se jetaient dans la Seine ou se précipitaient d’une fenêtre sur le pavé. Des pères, des mères de famille, ne pouvant plus nourrir leurs enfants, les tuèrent et se coupèrent la gorge. Le va-et-vient des corbillards remplaçait celui des charrettes rouges. En quelques semaines, la faim avait fait plus de victimes que la guillotine en un an et demi. Pendant ce temps, les profiteurs se gobergeaient chez Venua, dans les restaurants du Palais-Royal ou chez les traiteurs des Champs-Elysées. Les riches mangeaient du pain blanc, des gâteaux. M me Tallien, dans sa somptueuse chaumière du Cours-Égalité, les belles amies de Barras, la veuve du général Beauharnais, les actrices passées de Sainte-Pélagie ou de Port-Libre dans les bras des Thermidoriens, donnaient des fêtes aux députés de la droite, aux muscadins, aux émigrés rentrés.
Cette provocation, involontaire sans doute, mais permanente, était bien pire que le banquet des gardes du corps, à Versailles, en 89. Claude sentait frémir le volcan. Le peuple grondait d’une colère non plus artificiellement excitée comme en germinal. C’était la violence du désespoir qui allait exploser d’un jour à l’autre. Le risque n’échappait point à la Convention. Elle venait de remplacer Boissy d’Ànglas par l’énergique Roux et de lui adjoindre trois autres députés : Barras, le jeune Féraud, Rouyer, chargés de réquisitionner des vivres dans les campagnes en mobilisant – on s’y décidait enfin – les troupes de ligne. Barras, accompagné par Brune, toujours général de brigade et sans commandement, partit chercher des grains en Belgique. Mais déjà, le 10 Floréal, la section de Montreuil, invitant toutes les autres à l’imiter, s’était déclarée en permanence pour lutter par tous les moyens contre la famine. Le lendemain une émeute, difficilement réprimée par la garde nationale bourgeoise, éclatait dans la section Bonnet-de-la-Liberté. À l’Assemblée, on n’osait plus parler de refaire la Constitution ; on s’en tenait de nouveau à l’idée de « lois organiques ». Inquiets, les Comités concentraient de la cavalerie à Rambouillet, Chartres, Longjumeau. Le 25 Floréal, le télégraphe porta aux armées du Nord et de Sambre-et-Meuse l’ordre de mettre en marche sur Paris quatre mille fantassins. Le 26, la ration de pain tombait, pour la journée et les jours suivants, à deux onces par personne – environ soixante-deux grammes, selon le système de mesures nouvellement adopté.
Le 28, Claude, allant au faubourg Antoine causer un peu de la situation avec Santerre, entendit un orateur de carrefour exhorter la foule haillonneuse et hâve. « Il est temps, disait cet homme, lui-même d’aspect misérable, que nous nous levions en masse si nous ne voulons pas périr tous de faim. Il faut que les ouvriers se montrent contre les marchands, les accapareurs et les égoïstes. » Une ménagère constatait : « Sous le règne de Robespierre, le sang coulait et on ne manquait pas de pain ; aujourd’hui qu’il ne coule plus, on en manque. Il faut qu’il coule pour en
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