Les hommes perdus
collègues qui ne sont plus là pour se défendre. Cependant ce n’est aujourd’hui un secret pour personne qu’au sein des Comités il existait une division profonde entre les membres hébertistes et les autres. Une fois passé le danger immédiat de la patrie, cette division, on le sait aussi, n’a pas cessé de s’approfondir. Notre minorité a dû subir la loi des rectilignes. Nous voulions citer Danton à la barre de l’Assemblée ; ils nous ont imposé son envoi au Tribunal révolutionnaire. Saint-Just en ressentit une telle colère qu’il jeta au feu son discours. Fouquier, j’en jure sur ma conscience, était favorable aux Dantonistes. À tel point que l’ordre de l’arrêter, avec Herman, fut donné à Hanriot. Je l’ai dit lors de la première instruction. La minute de cet ordre, ou sa copie, doit figurer au dossier.
— Oui, mais, objecta Judicis, il fut révoqué le lendemain.
— Parce que Couthon estimait la mesure impolitique pour le moment, et qu’entre-temps Billaud-Varenne avait déclaré à Fouquier : “Si tu n’obtiens pas la condamnation de tous ces scélérats, c’est toi qui mettras ta tête à la chatière”. Ainsi avisé, Fouquier a été en outre, pendant tout le procès, sous la pression de quatre membres du Comité de Sûreté générale. Je ne les nommerai point, Fabricius Pâris les connaît parfaitement ; il est au courant de tout cela. Je l’affirme, ce sont ces quatre commissaires, et Billaud-Varenne, Collot d’Herbois qui ont poussé Danton sous le couteau. Fouquier, Herman ne pouvaient qu’obéir ou marcher eux-mêmes à l’échafaud. M me Roland, Madame Élisabeth ont été également sacrifiées par les Hébertistes à leur politique d’extermination. Quant à la reine, le Comité voulait si bien éviter cette mort odieuse et inutile, que l’on n’avait pas arrêté Michonis après la première tentative d’enlèvement, et qu’après l’échec de la seconde, la Conspiration de l’œillet, le Tribunal de sang le condamna tout simplement à l’emprisonnement jusqu’à la paix. Plus tard, il fut, à notre insu, adjoint aux “Chemises rouges” : cette théâtrale boucherie organisée par les Hébertistes du Comité de Sûreté générale pour noyer Robespierre dans un flot de sang. Encore une fois, je l’assure, ce sont eux, avec Billaud et Collot, les vrais responsables des crimes imputés à Fouquier. Pour lui, je le répète aussi, c’était un instrument. Si vous le condamnez, alors condamnez le bourreau, condamnez la guillotine. »
Claude répondit encore à plusieurs questions concernant le procès des Girondins et celui des Dantonistes (celui d’Hébert, on n’y songeait même pas). Il parlait avec conviction, car il croyait dire la vérité, mais, étant de parti pris lui aussi, il la déformait un peu parce qu’il tendait inconsciemment à se justifier, lui et les modérés du Comité de Salut public, en justifiant le tribunal. Au vrai, quoique Fouquier, mal vu de Robespierre et le détestant, eût effectivement agi sous la menace, sa responsabilité dans l’accélération du Tribunal révolutionnaire demeurait lourde. Oui, il avait mainte fois protesté, à la réunion des Comités, contre la violation des plus élémentaires principes judiciaires à laquelle on le contraignait. En revanche, son aversion pour l’ Incorruptible, sa crainte des commissaires hébertistes lui avaient fait servir odieusement ceux-ci dans le procès des “Assassins de Robespierre” et, pour le compromettre, envoyer à la mort en chemises rouges toute une fournée de victimes innocentes ou dont le châtiment était hors de proportion avec les fautes.
En bonne justice, Billaud-Varenne, Collot d’Herbois, Vadier ayant été condamnés à la déportation, on aurait dû appliquer la mêmepeine à Fouquier-Tinville. Mais trop de fantômes sanglants le tiraient à eux. Il les rejoignit dix jours plus tard. Le 17 Floréal, 6 mai, l’ex-accusateur public, l’ex-président Herman et quinze ci-devant jurés – parmi lesquels Sempronius-Gracchus Vilate qui avait une si jolie maîtresse et mourait à vingt-sept ans – éternuaient dans le sac sur la place de la Commune, redevenue place de Grève. Le tribunal avait acquitté les treize autres accusés, dont Duplay, l’hôte de Robespierre. Fouquier monta le dernier à l’échafaud. L’éternelle foule braillarde lui criait : « Tu n’as pas la parole ! Tu n’as pas la parole ! » Il
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