Les hommes perdus
point que les ministres anglais fussent mêlés à l’entreprise. Il voyait d’un très mauvais œil Pitt, comme son collègue autrichien Thugut, hostiles tous les deux à l’idée de rétablir l’absolutisme en France, car, mieux informés et autrement réalistes que la cour de Vérone ou les songe-creux parisiens, ils jugeaient le retour de l’Ancien Régime absolument chimérique. Le régent refusait donc le concours de Londres et ordonnait de le repousser. Il voulait jouer sa partie exclusivement avec ses parents, les Bourbons d’Espagne.
Le comte de Puisaye – cet ancien constituant qui déjà, en juillet 93, à Caen, s’efforçait de convaincre Louvet et les Girondins proscrits d’appeler dans le Calvados les Anglais – s’étant rendu à Londres pour organiser une expédition en Bretagne, l’agence Brottier vit là l’occasion de le flouer en prenant un contact direct avec les chefs locaux. Un ancien marin, Duverne de Presle, fut envoyé à Charette, lui-même officier de marine, avec une lettre écrite par le régent peu avant la pacification de l’Ouest. Dans ce message enthousiaste, le comte de Provence appelait Charette le « second fondateur de la monarchie », lui exprimait son admiration, sa reconnaissance. Il le nommait lieutenant général (c’est-à-dire général de division) et lui annonçait pour prochain l’envoi d’une flotte espagnole portant des armes, des troupes, de l’argent. Duverne, comme on le lui avait recommandé, déclara que la pacification ne changeait rien à tout cela. Sitôt ces secours arrivés, on recommencerait la guerre. En attendant, il fallait se défier extrêmement de Puisaye, inféodé à Pitt. Une expédition anglaise semblait peu probable. Si le comte réussissait néanmoins à en faire partir une pour la Bretagne, on la détournerait afin qu’elle abordât en Vendée, car rien ne devait s’accomplir hors de sa direction à lui, Charette : seul général à posséder l’entière confiance du régent.
Bien entendu, Charette accepta. Il se conduirait exclusivement d’après les instructions de Paris. Mais l’agence de Londres n’ignora pas longtemps ce qui se passait en Vendée, et en Bretagne où d’autres missionnaires travaillaient les chefs chouans. Puisaye, retenu par la mise sur pied de l’expédition, pour laquelle le gouvernement anglais réunissait des moyens considérables, délégua en Bretagne deux officiers. Loin de s’en laisser imposer par eux, les agents de Paris les retournèrent en leur reprochant de servir l’Angleterre seule quand ils croyaient servir la France et le trône. La perfide Albion prétendait soutenir la cause royale, mais ne cherchait que son propre avantage. N’ayant pu garder Toulon, elle voulait se faire ouvrir un autre port. La Hollande perdue, il lui fallait un autre champ de bataille sur le continent, mais elle entendait y faire battre des Français contre des Français, sans y engager ses propres troupes, car elle ne désirait pas rétablir la monarchie véritable. L’Espagne, au contraire, le souhaitait. Aucun de ses intérêts ne s’opposait à ceux de la France. Elle mettait, outre ses vaisseaux et son argent – un million cinq cent mille francs par mois –, ses soldats à la disposition du régent. Au reste, Tallien était déjà gagné par la cour de Madrid, grâce à l’entremise du banquier Cabarrus, son beau-père.
Louis Naurissane ne s’imaginait point que ses pourparlers avec celui-ci, par l’intermédiaire de M me Tallien, passeraient pour des tractations diplomatiques. Louis, à vrai dire, aurait vu très favorablement une restauration de la monarchie constitutionnelle. Il ne se souciait pas néanmoins de s’en mêler. Dégoûté de la chose publique par ses mésaventures limousines, il ne songeait à restaurer que sa fortune. À quoi il était en train de réussir on ne peut mieux.
Ainsi, bien et mal renseignée tout ensemble, l’agence prenait et faisait prendre des vessies pour des lanternes. Plusieurs chefs bretons donnèrent leur adhésion. Toutefois, ceux du Morbihan, du Finistère, liés depuis longtemps avec Puisaye, connaissant son activité, sa ténacité, et d’autre part l’inconsistance habituelle des princes (avaient-ils jamais rien tenté, depuis le soulèvement, pour aider les défenseurs de la cause royale en Vendée et en Bretagne !) demeurèrent fidèles au comte. Indignés par les manœuvres des agents de Paris, ils les dénoncèrent à Londres
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