Les hommes perdus
comme traîtres, ainsi que le second de Puisaye, le baron de Cormatin.
Celui-ci, un certain Dessoteux, baron de fantaisie, laissé à Rennes par son chef pour le représenter en son absence, et qui avait joué un rôle assez important dans la pacification – rôle tout contraire aux principes de Puisaye –, visait tout bonnement à le remplacer. Il s’était rallié aux envoyés de Paris, espérant se faire nommer par le régent gouverneur de la Bretagne. Il se comportait comme si c’eût été déjà chose accomplie. Installé au château de la Prévalaye, près de Rennes, devenu aussi belliqueux qu’il avait été pacifique deux mois plus tôt, il expédiait ses ordres à tous les chefs pour préparer de nouveau la guerre avec les secours espagnols. Dans le costume des chasseurs chouans, habit et culotte verte, gilet rouge, il visitait les paroisses sous prétexte d’organiser les milices autorisées par les traités de la Jaunaye et de la Mabillais. En fait, il organisait la désertion parmi les troupes républicaines, qui manquaient de tout. Hoche le signalait en ces termes au Comité de Salut public : « La conduite de Cormatin est abominable, ses propos sont d’un forcené ; il a, en vérité, perdu la tête et se croit le dictateur de la Bretagne. » Le jeune général – il avait alors vingt-sept ans – ne s’illusionnait pas sur le résultat des traités. Cormatin, Charette, Stofflet, Sapinaud et leurs lieutenants s’étaient partagé les vingt millions avec lesquels le Comité de Salut public avait naïvement cru acheter leur soumission, mais ils gardaient leurs troupes sous la main, ils conspiraient, et, quoique désunis – en particulier, Charette haïssait le ci-devant garde-chasse Stofflet, qui le lui rendait bien –, ils s’accordaient pour continuer d’affamer les villes, l’armée républicaine, de tuer les patriotes isolés, spécialement les anciens prêtres constitutionnels, d’attaquer les diligences. On devait réunir les voitures en convoi et les escorter. Quiconque, dans la campagne, ne portait pas la cocarde blanche risquait sa vie. Les patriotes des villages, réfugiés dans les cités, ne pouvaient rentrer chez eux.
Hoche voyait tout cela. Il écrivait au Comité que la pacification était une insigne duperie. On bafouait ouvertement la république. Tout annonçait une reprise prochaine de la guerre. Il s’y préparait en distribuant dans tout le pays des colonnes mobiles pour fondre sur le premier rassemblement qui se formerait. Mais ses effectifs restaient insuffisants par rapport à l’étendue de la contrée, au développement des côtes, sur lesquelles il fallait exercer une surveillance constante. En vain réclamait-il des renforts. Le colonel Aubry se gardait bien de lui en fournir. Hoche aurait voulu que l’on s’emparât des îles anglo-normandes, braquées sur le cœur de la Bretagne et où s’opéraient des concentrations d’émigrés. Pouvait-on laisser à l’ennemi la disposition d’un pareil tremplin ! Là encore, Aubry trouvait des excuses pour ne point agir.
Le 6 Prairial, les représentants Grenot et Bollet, en mission à Rennes, se décidèrent à faire arrêter Cormatin. En riposte, les chouans du Morbihan reprirent les armes, bientôt suivis par ceux de toute la Bretagne. En Vendée, Charette ne bougea pas. Il attendait les ordres du régent.
Le 22 Prairial, 10 juin, le lendemain du jour où fut annoncée, à Paris, la mort du petit roi, l’expédition montée par Puisaye avec le concours de Pitt, du ministre de la guerre, Windham, et de l’Amirauté, mettait à la voile. Elle réunissait de puissants moyens : trois frégates, cinq vaisseaux de 36 à 40 canons, des chaloupes canonnières, deux lougres, deux cutters, des navires de charge. Elle portait des vivres pour une armée de quarante mille hommes, dix-sept mille uniformes d’infanterie, quatre mille de cavalerie, cent chevaux, vingt mille fusils, dix pièces de campagne, six cents barils de poudre, dix mille louis d’or, trois milliards en faux assignats, l’évêque de Dol, Mgr de Hercé, dont le pape avait fait son vicaire général pour la Bretagne, enfin quatre mille cinq cents émigrés, officiers ou soldats. Ce n’était pas beaucoup, mais une seconde division formée par les vieilles légions à cocarde noire, battues en Flandre puis en Hollande et ramenées à l’embouchure de l’Elbe, suivrait dans quelques jours. En outre, d’autres régiments royaux
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