Les hommes perdus
auxiliaire de la marine royale.
— Le temps ne changera pas d’ici à ce soir. Et toi, Jacques, ton avis ?
— À tes ordres, commandant. Je crois ce plan parfaitement combiné.
— Eh bien, citoyens, préparez le navire », conclut Fernand. Il descendit sur le pont, passa derrière les quartiers-maîtres debout à la roue du gouvernail, entra dans la brève coursive par laquelle on accédait, sous la dunette, aux logements du château arrière. Tout de suite à droite, se trouvait la timonerie, la chambre du second ; à gauche, la chambre des cartes et des instruments, puis celle du premier lieutenant, assez étroite. Après quoi, on coupait la coursive transversale conduisant aux deux « bouteilles » – les cabinets d’aisance des officiers – accolées à bâbord et à tribord du château. Au milieu de ce couloir, béait dans le plancher le panneau de l’échelle arrière d’entrepont : escalier étroit, à deux voies qu’au moment du branle-bas on remplaçait par deux échelles de cordage. En face s’ouvrait la porte de la grand-chambre. Le fond de cette large pièce basse, abondamment vitré entre les reliefs des membrures et légèrement arrondi, donnait sur le balcon d’arcasse, ou galerie de poupe, dominant le sillage écumeux. La grand-chambre était la salle à manger et le salon du commandant. Là, il invitait à sa table, là il réunissait le conseil du navire.
Fernand nota dans le journal de bord l’heure, le point, les décisions qu’il venait de prendre. Ensuite, par l’échelle d’entrepont, il gagna son appartement, situé sous la grand-chambre. Les dispositions de l’étage supérieur se répétaient en celui-ci. Il contenait le carré de l’état-major, celui des aspirants – un vrai trou à rats – et les chambres communes. Lorsque Fernand servait comme troisième lieutenant sur cette même République, les officiers logeaient et mangeaient avec l’équipage, dans la batterie. Les cloisons mobiles qui la séparaient de l’arrière avaient été déposées une fois pour toutes. Les deux capitaines, les lieutenants, les aspirants couchaient comme les matelots dans les hamacs croches sous les barrots du pont. Mais cette innovation égalitaire ne favorisait guère la discipline. Jean Bon Saint-André avait dû rétablir sur tous les navires de la flotte l’ancienne distribution : les maîtres dans le poste avant, les quartiers-maîtres et les hommes dans la batterie, les officiers à l’arrière. Maintenant, on en était à une cote mal taillée entre les excès démocratiques de 93 et l’aristocratisme féodal du temps où le commandant, seigneur du navire, vivait dans sa chambre, sa grand-chambre, sa galerie de poupe, presque entièrement à part même de son état-major, n’admettant auprès de lui que de rares privilégiés, et ne paraissant sur la dunette que pour le combat, les revues, les circonstances importantes, où les officiers s’appelaient « Monsieur » et ne connaissaient de l’équipage que la mestrance, où les matelots et les seconds maîtres n’avaient pas le droit de leur adresser la parole. Le successeur de Jean Bon Saint-André, le conventionnel thermidorien Topsent, marin d’ancien régime, s’évertuait à supprimer le tutoiement sans-culotte et le terme « citoyen ». Les aspirants s’en amusaient. Ils se donnaient du « Monsieur » en se voussoyant pour rire. Ce qui ne plaisait guère au second. Il serait volontiers revenu aux errements d’autrefois, on le sentait ; mais Fernand, tout en ne souffrant nulle entorse à la discipline et à l’ordre hiérarchique, maintenait à son bord la familiarité républicaine.
Il revêtait un caban, car on allait être trempé là-haut, quand il entendit toquer à sa porte. « Entre ! » cria-t-il. L’usage des domestiques restait proscrit, néanmoins le commandant avait droit à un homme de service, le carré des officiers à un autre, tous deux pris parmi les aides cuisiniers. « Commandant, annonça le matelot, on demande si on peut préparer les pièces. » Derrière lui, un aspirant se présentait avec sa section. « Venez donc, mes amis, dit Fernand, et soignez-les, ces mignonnes ; elles auront de la besogne d’ici peu. » Tournant leur culasse au cadre dans lequel il couchait, deux pièces de 8 longues – les canons de retraite, portant bien plus loin que les gros calibres – étaient étroitement amarrées devant leurs sabords clos. Une fois disposées pour le
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