Les hommes perdus
tir, elles darderaient leurs gueules à l’arrière de la frégate, sous la galerie.
Il sortit. Seule, sa chambre restait encore, pour un instant, fermée. Les charpentiers achevaient de démonter les autres cloisons, afin que l’entrepont fût libre de bout en bout, avec la file entière des canons pointant leurs volées à travers les sabords de l’un et l’autre flanc. Douze par bordée. Au total, vingt-quatre pièces de 18 allongeant sur les affûts de chêne leur bronze clair amoureusement suiffé. Les servants les ramenaient à bout de brague pour les mettre en position de charge. Le second capitaine, qui commandait la batterie, se tenait au centre devant l’étambrai du grand mât, entouré par quatre aspirants de 1 re classe, chefs de section. En haut, sur le pont des gaillards, des aspirants de 2 e classe, aux ordres du premier lieutenant, surveillaient les apprêts de la batterie découverte, dite barbette, laquelle comptait sur chaque bord neuf pièces de 12, plus, tout à l’avant, deux de 8, longues elles aussi : les canons de chasse. Dans le gréement, on doublait les drisses, les bras, les boulines, les palanquins, on assurait les manœuvres dormantes, tandis que la bordée de quart vaquait à la manœuvre.
La frégate se redressait, revenant dans le lit du vent, comme l’avait prescrit Fernand, pour recevoir le grain. Il arrivait, au point et au moment prévus. Entre la mer vert d’huître et le ciel couleur de plomb, une jupe argentine courait en ondoyant, le bas fanfreluché d’écume, le haut accroché à des rondeurs de nuages orageux. Elle atteignit le couronnement, le banc de quart, la dunette, puis son crépitement envahit tout le pont. Le navire fut enveloppé par la pluie mêlée de grêle cinglante, poussée par un courant de vent plus fort, plus chaud. Fernand attendit, pour être en plein dans le grain. « Un peu plus de toile », dit-il bientôt à l’officier de manœuvre. La République naviguait sous son foc, sa brigantine, son grand-hunier et sa misaine, tous deux au second ris. Eyssandier, embouchant son porte-voix, lança au premier maître de manœuvre : « Grand-hunier. Largue un ris. » Le second lieutenant était lui-même un ancien maître d’équipage, passé du gaillard d’avant au château arrière grâce à la Révolution. On pouvait se fier à lui pour ne souffrir ni retard ni maladresse dans l’exécution des ordres.
La bande de ris lâchée, la voile se gonfla davantage. La frégate prit la vitesse même du grain, si bien qu’elle aurait paru immobile n’eût été le glissement des paquets de mer contre ses flancs. On ne distinguait rien d’autre parmi les traits de la pluie, de la grêle, les embruns qui poudroyaient. Mais, tout à l’arrière, un pilotin, filant le loch, criait les nœuds. Fernand calculait. De temps à autre, il consultait sa montre en l’abritant sous son caban. À trois heures, il dit : « Reviens grand largue. Un peu de toile en bas. » Il fallait maintenant sortir du grain. Le lieutenant Eyssandier donna le cap aux hommes de barre, fit brasser les vergues puis larguer un ris de la misaine. La République se pencha, s’élança comme une pouliche éperonnée. Quelle merveille ! Elle et la Virginie, conçue aussi par le génial Sané, étaient assurément seules, sur toutes les mers, à pouvoir se jouer d’un temps pareil. Il ne comptait pas plus pour elles qu’une jolie brise de force 4 .
De nouveau à 135 o avec le lit du vent, on descendait en latitude vers la position présumée de la frégate ennemie la plus au sud. Cette navigation aveugle comportait évidemment un risque : celui de déboucher trop bas ; mais Fernand pensait ne pas se tromper dans son estime. Cependant la croisière anglaise n’avait-elle pas changé de route ? Il se mit à marcher de long en large pour dompter son excitation impatiente. La pluie qui, au début, chassait vers l’avant, puis était tombée droit, fouettait à présent vers la fesse bâbord. On dépassait donc le grain ; on allait le laisser par le travers arrière. « À moi le soin », dit Fernand au lieutenant Bergeret en le remplaçant sur le banc de quart. « Va sur l’avant et ouvre le feu à vue. »
Depuis le début de la manœuvre, à deux heures, le jeune commandant avait, en somme, obliqué pendant une demi-heure dans le sud-est pour mettre son navire sur le trajet du grain, repris la ligne droite pour le suivre, fait de nouveau route oblique dans le
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