Les hommes perdus
troisième, gagnant dans le norois, ne se distinguait presque plus parmi la crasse et les nuages effilochés. Elle reviendrait au bruit du canon, certes. Cela lui demanderait quelque temps. La première, dont on distinguait tous les détails à la lunette, et la seconde étaient séparées par un espace assez vaste pour permettre de les attaquer l’une après l’autre. Il ne suffisait plus, aujourd’hui, de les chatouiller, ces demoiselles ; il fallait les sabouler méchamment. On y réussirait peut-être, pourvu que se présentât un grain bien placé.
L’océan basculait d’un bloc sous le navire grimpant vers le ciel, puis le ciel basculait à son tour. Chaque fois, Fernand balayait attentivement du regard l’horizon. Vers deux heures après midi, il y trouva enfin ce qu’il désirait. Il n’était pas devenu marin consommé seulement pour avoir appris, afin de passer les examens d’aspirant de 2 e et de 1 re classe, les éléments mathématiques du métier : la géométrie, les deux trigonométries, la cosmographie, la statique, la navigation, mais surtout parce que son instinct, sa passion s’étaient, durant ses six années de service à la mer, exercés à pénétrer ses secrets et ceux de l’atmosphère. Une certaine nacrure dans les gris lointains, relevée à un angle ouest-sud-ouest, allait lui permettre d’établir tout un plan de combat. Rompu à évaluer les angles simplement de l’œil, il situa plus précisément cette tache par rapport à la ligne de foi que lui fournissaient les flouettes. La regardant vibrer et briller de plus en plus, il estima la vitesse à laquelle elle se déplaçait : un petit peu supérieure à celle du vent dominant, quoique l’orientation fût la même, bien entendu. Il calcula les temps en fonction de la vitesse probable de la République quand elle ferait route grand largue, et fixa ainsi le point où le navire devrait se trouver au moment voulu. Assuré alors de ses moyens, il dévala les enfléchures, du perroquet dans la grand-hune et de la grand-hune au passavant, avec autant de prestesse qu’il les avait gravies à onze heures.
Sur la dunette, il interpella l’officier de manœuvre. C’était le second lieutenant. « Citoyen Eyssandier, laisse arriver est-sud-est 135 o » Et s’approchant du banc de quart où veillait le premier lieutenant, un enseigne de vingt-trois ans : « Jacques, dit-il, tu garderas ce cap. Dans deux quarts d’heure, ou guère plus, un grain sera sur nous. Juste avant, reviens plein est, de façon qu’il nous prenne par l’arrière. » Fernand affectionnait et estimait beaucoup son premier lieutenant. Marin très expérimenté, car il naviguait depuis l’âge de douze ans, Jacques Bergeret ne tarderait assurément pas à commander lui aussi une frégate. Il avait débuté dans l’ancienne marine, passé au commerce, repris la culotte rouge en 93 comme enseigne sous les ordres du désastreux capitaine Renaudin.
La République, dont Eyssandier faisait brasser les vergues et amurer les voiles à tribord, s’inclinait sur la hanche, s’installait avec aisance dans l’allure du grand largue. Fernand avait envoyé chercher le second capitaine. Il lui exposa, à lui et à Bergeret, son dessein. « Je veux me dissimuler dans le grain en perspective, pour courir sur les frégates anglaises. J’espère déboucher dans les eaux de la plus proche, la plus au sud, sans la laisser se mettre en garde. Elle ne s’attend pas à combattre ; ses manœuvres dormantes ne sont pas serpentées, les filets de casse-tête pas tendus, j’ai pu m’en rendre compte à la lunette. Il en va certainement de même pour les autres. Elles savent bien que l’escadre de Brest ne sortira pas. Toutes les trois cherchent des amis sans se soucier d’une voile française solitaire. Nous serons à portée de la première bien avant que ses canonniers aient seulement touché les palans. Vous tirerez à démâter, pour la mettre hors du jeu pendant que nous remonterons chercher la seconde. Nous lui mènerons la vie dure, puis nous verrons ce que nous pourrons faire avec celle du norois. La République est autrement manœuvrante et possède quatre pièces de plus qu’elle. Quant aux gros patauds, vent debout ils n’auront pas le loisir d’approcher. Qu’en pensez-vous, citoyens ?
— Cela me semble aventuré, commandant, mais conforme aux instructions, et non pas impossible si le temps reste maniable, répondit le “père Ray”, vieil
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