Les hommes perdus
sud-est, pour le quitter. Il ne restait qu’à courir encore une fois tout droit pour déboucher – peut-être – dans les eaux de la frégate britannique.
Quand les franges de la pluie devinrent transparentes, il joua son va-tout en jetant au citoyen Eyssandier ces simples mots : « Plein est. » Une fois de plus, la République se redressa sur sa quille en prenant le vent arrière. Fernand fit carguer la misaine pour achever le branle-bas, car ce n’était pas une voile de combat. Le grain continuait à bâbord sa course vers la terre. À tribord, la mer se découvrait, creuse, avec ses crêtes galopantes. Et la frégate anglaise était là, à moins d’un mille, peinant, vent debout, dans la houle. Les vigies l’annoncèrent : « Navire ennemi par tribord avant ! » Fernand eut une minute triomphante.
Les Anglais durent en avoir une de stupeur en voyant ce Jean Crapaud surgir soudain et foncer vers eux avec toute la vitesse de la forte brise contre laquelle ils louvoyaient. Comme le présumait Fernand, leurs canons étaient à la serre, la volée sur la banquette du sabord. Il leur fallait les haler en position, monter de la soute gargousses, boulets, pulvérin, charger. Tout en s’affairant à cette besogne, plus compliquée parce que les cloisons n’avaient pas été abattues, ils venaient au plus près pour gagner vers leur escadre. Mais Bergeret, avec les pièces de chasse les malmenait déjà. Crevée, leur brigantine se déchira dans le vent, partit en lambeaux, faisant embarder le navire. Et, tandis qu’ils s’efforçaient de substituer à cette voile un foc d’artimont, la République, parvenant à leur hauteur, leur lâcha section par section, sans qu’ils pussent répondre, ses deux bordées tribord : quarante-quatre boulets ramés de 18 livres et de 12. Le gréement n’étant pas renforcé, ce fut un vrai chablis de mâts, de vergues, de haubans. Désemparée, ballottée par les flots, la frégate partait à la dérive. Inutile de s’attarder avec elle. Les vaisseaux, auxquels le vent avait apporté les échos de la canonnade, montraient leurs huniers. Il se faisait temps de remonter dans le nord-ouest. « Au plus près bon plein », commanda Fernand.
Les mâtures s’effacèrent bientôt sur tribord arrière. Peu après, d’autres leur succédèrent par le travers avant : celles de la deuxième colonne, car on suivait maintenant une route parallèle au front de l’escadre, une route orientée comme la sienne, est-nord-ouest. Celles-là, on allait les garder en vue – et demeurer à la leur, mais sans grand danger, car des vaisseaux, même les simples 6o, étaient incapables de porter un pouce carré de toile en plus par ce temps, sans casser du bois. On courait certains risques, bien entendu. La moindre fausse manœuvre ou, tout à l’heure, un boulet de la petite sœur anglaise dans une voile, et l’on tombait sous le feu écrasant des vaisseaux. Cependant une fausse manœuvre n’était guère probable avec des lieutenants comme Eyssandier, Bergeret, et avec un équipage exercé par trois ans de croisières presque continuelles. Quant au boulet, justement on se donnait une chance de l’éviter grâce à cette position audacieuse. Fernand estimait qu’étant donné la direction et le bruit du vent, le fracas de la mer, la seconde frégate n’avait pas entendu la canonnade, ni, par conséquent, fait branle-bas. Mais elle y procéderait sans perdre une minute si elle découvrait un navire venant vers elle de l’ouest où l’on savait un Français aux aguets. Si, au contraire, ce navire apparaissait entre l’escadre et elle-même, jamais elle n’imaginerait qu’un Jean Crapaud fût assez téméraire et assez manœuvrier pour s’introduire au milieu des rangs anglais. Elle connaîtrait trop tard son erreur.
Afin de la prolonger, Fernand ordonna d’amener la flamme tricolore, trop visible en haut du grand-perroquet. Les Godams n’hésitaient point à employer les ruses de guerre. Aucune raison de ne pas leur rendre la pareille. Pour le pavillon, le grand-hunier le cachait à la frégate. En revanche, les vaisseaux le distinguaient fort bien. Concevant le dessein de ce bloody Frenchman, le chef de file se mit à tirer, sans espérer l’atteindre mais afin d’avertir la Glory, beaucoup trop lointaine pour recevoir aucun signal visuel. Fernand ne s’en soucia pas. À deux milles au vent des vaisseaux, par cette grosse mer la frégate ne pouvait pas plus les
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