Les hommes perdus
était l’état de choses monarchique, et ils avaient quitté la France parce que la royauté n’y existait plus, allant chercher auprès de la monarchie, là où elle subsistait, les moyens de la rétablir chez eux. Ils entendaient toujours la restaurer, sous une forme ou une autre ; mais ce qui, pour certains d’entre eux, importait avant tout au fond d’eux-mêmes, c’était de retrouver leur pays. Quelques-uns, comme d’Hervilly, pouvaient obéir à l’ambition, à une idée erronée et désuète du devoir ; d’autres au sentiment de leurs droits, au désir de « recouvrer leurs propriétés », voire de rentrer dans leurs privilèges. Aucun ne songeait qu’ils allaient attaquer la France. Ils venaient la délivrer de ses bourreaux.
En tournant, la brise apporta une faible senteur d’ajoncs et de feuillages. Ce fut le seul message de la terre aux arrivants, ce soir-là. Le doute gagnait Contades. Cela finirait comme la tentative que Puisaye l’avait envoyé faire, en avril, sur la côte de Saint-Malo, avec le général d’Allègre, le chevalier de la Vieuville et cent gentilshommes. Partis de Jersey sur trois frégates aux ordres du chevalier Strand, ils étaient descendus au raz de Plouër sans voir personne, hormis quelques gardes nationaux qui leur avaient tiré dessus. Cependant Allègre, le plus intime lieutenant de Puisaye, assurait qu’il n’en serait certainement pas de même ici. Il fallait seulement laisser un peu de temps à Bois-Berthelot et à Tinténiac.
En effet, le 26, avant que la brise soufflât de nouveau de la mer, on vit un chasse-marée cingler vers la flottille. Peu après son canot amenait à la Pomone Tinténiac méconnaissable dans un vrai costume de brigand : point de bas, culotte flottant à mi-jambe, courte veste verdâtre, froissée, déchirée par les ajoncs, les cheveux répandus sur les épaules. Contades le trouva sale et déguenillé à faire horreur. Mais il apportait de bonnes nouvelles : il n’existait, de la côte à Auray, aucun gros poste républicain, ni un canon. Huit cents chouans réunis par lui-même et Bois-Berthelot étaient dissimulés aux abords de Carnac, attendant pour protéger la descente. La Béraudière en rassemblait d’autres. Charles, Cadoudal, Mercier-la-Vendée, prévenus, arriveraient dans un jour ou deux avec leurs bandes. En moins d’une semaine, on aurait vingt mille hommes.
Dans ces conditions, Warren ne balança plus. Malgré les embarras du colonel d’Hervilly qui prétendait faire d’abord une reconnaissance, le commodore se rangea très fermement à l’avis de Puisaye. La descente fut décidée pour le lendemain soir. Tinténiac repartit sur-le-champ. Sir John, convoquant tous les capitaines de la flottille, prit les mesures nécessaires pour mener à bien les délicates opérations qui allaient commencer. Les canons du fort Penthièvre, hors de portée, ne présentaient aucun danger ; encore moins ceux du Fort-Neuf, à la pointe de Quiberon. Mais une escadre républicaine ou des corsaires pouvaient, en dépit de lord Bridport, surgir alors que les navires, occupés aux travaux de débarquement, seraient sans défense. La Galatée et l’un des cutters, apte à venir très vite donner l’alarme, durent croiser entre la pointe de Quiberon et celle des Poulains ; l’autre frégate, l’ Aréthuse, et le second cutter veilleraient au large des Grands Cardinaux. La Pomone et l’un des vaisseaux, l’ Artois, gardèrent leurs voiles simplement carguées, leurs pièces au sabord. Les transports désenverguèrent leur toile pour frapper ou capeler dans la gabie les palans, cartahus, élingues destinés à « peser » le matériel de débarquement. On ouvrit les grandes écoutilles pour l’extraire des cales. On tira des grand-rues les chaloupes canonnières dont on rétablit l’intérieur et la mâture mis jusque-là en fagot ; on remonta leurs petites pièces. Les charpentiers assemblèrent les éléments des bateaux plats qui porteraient à terre les troupes, l’artillerie de campagne, les munitions, les chevaux. Les maillets claquaient, les chaudières des calfats fumaient, répandant une forte odeur de goudron, les cabestans cliquetaient. Toute la journée du 26 et celle du 27, une activité de fourmilière, scandée par les sifflets, les cris de « Hisse ! » « Pèse ! » « Tiens bon ! » « Affale ! » résonnant dans la langue d’Albion, régna sur les navires.
Le 27 à onze heures du
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