Les hommes perdus
Berthaume. Au début de la relevée, comme le présumait son commandant, Villaret-Joyeuse et Topsent, bourlinguant vent debout pour doubler la pointe de Penmarch, virent l’amiral Bridport descendre grand largue du nord-ouest, déployer ses colonnes et se préparer au combat. Pas moyen de le refuser. La Forest s’ouvrait bien là, sur tribord ; mais elle ne pouvait servir à rien. Pour s’y jeter, il aurait fallu tourner le dos aux quinze navires ennemis, présenter les arrières fragiles aux bordées qui balayeraient les batteries de poupe en proue. C’eût été s’offrir au massacre. Villaret se résolut à combattre. Au lieu d’adopter la ligne de vitesse, ainsi nommée parce qu’on la forme rapidement avec les navires tels qu’ils se trouvent, il voulut, peu confiant en certains d’entre eux, prendre la ligne de bataille par numéros, afin de bien encadrer les moins sûrs. Bridport ne lui laissa pas ce loisir. Il aborda l’escadre en désordre, divisa les vaisseaux, s’efforça de les accabler séparément. Mauvais manœuvriers mais combattants redoutables, car les canonniers, eux, ne manquaient pas d’entraînement, ils se défendirent fort bien. Après deux heures d’un feu soutenu, trois seulement : l’ Alexandre, bien entendu, le Formidable et le Tigre, démâtés, avaient amené leur pavillon. Mince résultat pour une rencontre si savamment méditée. Lord Bridport, au lieu d’écraser l’escadre française comme il l’escomptait, lui enlevait simplement trois navires, et, assez malmené lui-même, ne réussissait pas à empêcher Villaret-Joyeuse de faire filer les autres par l’anse du Pouldu puis la Basse des Bretons. Le soir, il entrait avec ces onze vaisseaux à Lorient, où l’expédition anglo-royaliste n’avait nullement mouillé.
III
Sur la Pomone arborant la flamme du commodore Warren et portant l’état-major de la future armée royale –, le comte Gaspard de Contades, destiné à en commander l’avant-garde, regardait en causant avec le vieil évêque de Dol et le comte de Vauban, aide de camp du comte d’Artois, défiler sur leur gauche les Cardinaux, îlots déserts à la pointe d’Hoedic. C’était le 25 juin. Délivré de l’escadre républicaine, le convoi avait mis trois jours à descendre dans le sud pour contourner Belle-Île, car les frégates et les vaisseaux devaient fréquemment empanner afin d’attendre les transports. Depuis l’aube, on remontait dans le nord-est.
Quand sir John Warren fit appuyer au nord puis au nord-ouest en laissant l’île d’Hoedic par bâbord arrière, il devint évident que l’on se dirigeait vers la baie de Quiberon. Nul, même pas le colonel d’Hervilly, ne connaissait le lieu du débarquement projeté. On n’ignorait point, et particulièrement pas Vauban, Contades ni Mgr de Hercé, que l’expédition était destinée pour le sud de la Bretagne ; mais seuls Puisaye et sir John savaient exactement où l’on tenterait de prendre terre. Ils se gardaient d’en rien dire. D’ailleurs, anéanti par le mal de mer, le général en chef était demeuré comme mort dans son cadre durant toute la traversée, ne parlant à personne, ne répondant pas même au Commodore qui l’exhortait à venir au grand air. Enfin, avec ce temps radieux, dans le golfe lissé par une brise de suroît, il apparut sur la dunette, blême encore, l’air défait. Au reste, cet immense personnage de trente ans, mal bâti et gauche, n’offrait dans son aspect rien de guerrier ni seulement de militaire, bien qu’il eût été colonel des Cent-Suisses avant de représenter la noblesse du Perche aux États généraux et à la Constituante. Fagoté dans une espèce de veste grise à huit poches, coiffé d’un vieux chapeau relevé par-devant à la Henri IV, il faisait fâcheuse figure au milieu des émigrés élégamment, ou du moins soigneusement vêtus, et des officiers anglais aux uniformes si stricts. Il semblait carrément ridicule à Contades, son aîné de sept ans, vif et rigoureux dans ses opinions.
Gaspard de Contades connaissait Puisaye depuis peu de mois. Émigré en 1791, alors qu’il commandait le régiment des chasseurs à cheval de Picardie devenu le 7 e chasseurs, le colonel de Contades avait fait dans l’armée des princes la désastreuse campagne de 92 en Champagne et connu, après le licenciement des compagnies nobles, une existence difficile à Aix-la-Chapelle puis à Düsseldorf. Au début de 95 , il passait en
Weitere Kostenlose Bücher