Les hommes perdus
Angleterre avec l’espoir de gagner la Vendée ou la Bretagne pour, disait-il, y « recouvrer son Dieu, son Roi et ses propriétés », sauvegardées à grand-peine par sa femme restée en France. À Londres, Mgr de Hercé, ami de sa famille, l’avait introduit auprès de Puisaye – qui portait alors le nom de marquis de Ménilles. Les deux hommes s’étaient séduits l’un l’autre, encore qu’aux yeux de l’aîné « les formes désagréables » du marquis nuisissent à « la bonne impression produite par sa figure douce et spirituelle ». La lune de miel de cette amitié ne devait pas durer très longtemps. Avant de s’embarquer, Contades estimait qu’avec beaucoup d’esprit M. de Puisaye s’exprimait fort mal. Un peu déçu par les manières embarrassées et imprévisibles du général en chef, il ne trouvait point en lui « cette noble assurance, cet air de franchise et de loyauté propres à susciter la confiance de ceux qui sont destinés à servir sous vos ordres ». À présent, insensible aux effets de la mer, il ne concevait pas ce long état d’abattement « qu’on passerait à peine à la femme la plus faible ».
Moins sévère, sir John accueillait aimablement le comte. Ils conversèrent, un moment, sur le côté droit de la dunette réservé au commodore. Debout dans la coupée, le colonel d’Hervilly observait l’horizon avec un feint détachement. C’était un petit homme de quarante ans, sec, portant l’uniforme écarlate à revers noirs des officiers à la solde de l’Angleterre, avec d’énormes épaulettes démodées et un gigantesque plumet blanc grâce auquel il pensait se grandir. Le colonel d’Hervilly avait fait la guerre en Amérique et passait pour l’avoir bien faite. On l’accusait d’ambition et de fausseté. Cependant Contades le croyait, en dépit de ses façons entortillées, très propre à une expédition comme la leur. C’est lui qui, à la prière de Puisaye, s’était entremis pour faire accepter à d’Hervilly le commandement des troupes soldées. Il prétendait ne désirer rien tant que d’aller en Bretagne. « Qu’on me montre la côte, j’y nagerai, mon sabre entre les dents », déclarait-il. Mais il assurait ne vouloir commander que son régiment. Néanmoins, après toute une comédie de refus et un dîner dans une taverne de Charing-Cross avec Contades, Puisaye et M. de Chambray, oncle de celui-ci, il s’était rendu à ce que Contades estimait être son souhait le plus vif.
Quittant le gaillard, sir Warren et Puisaye se dirigèrent vers le colonel. Ils descendirent tous trois dans la grand-chambre. « Peut-être saurons-nous bientôt où nous allons au juste », dit Vauban.
Le cabinet britannique avait tout d’abord prévu qu’une fois sur la côte l’opportunité du débarquement serait débattue dans un conseil de guerre présidé par sir John Warren et réunissant d’Hervilly, Contades, Vauban, le général en chef, ses officiers chouans : du Bois-Berthelot, Tinténiac et quelques autres. Mais, sur l’avis même de Contades peu confiant dans les capacités de décision d’une assemblée trop nombreuse, Puisaye avait obtenu du ministre Windham que la descente se ferait d’après les opinions du commodore, du général et du colonel, seuls. Au demeurant, Tinténiac, du Bois-Berthelot et la Béraudière étaient, avant la rencontre de l’escadre républicaine, passés sur la frégate la Galatée pour gagner l’île d’Houat d’où un chasse-marée les mettrait sur le continent. Ils devaient annoncer et préparer la descente.
La conférence eut lieu tandis que la Pomone, menant l’escorte et le convoi, avançait lentement vers la baie de Quiberon. La brise tendait à calmir. À l’horizon, la terre dessinait un demi-cercle bleu, plus net aux deux extrémités – celle de Quiberon à l’ouest, celle de Buis à l’est –, enserrant la mer vert pâle sous le soleil. Par le travers arrière, Hoedic, Houat, Belle-Île restaient très distinctes. Rien ne s’y manifestait.
Dans la grand-chambre, l’entretien dura longtemps. Le petit colonel soulevait toutes sortes d’objections à un débarquement en ces lieux. Les défenses de la côte l’inquiétaient, prétendait-il, en particulier le fort Penthièvre. Quelle résistance allait-on rencontrer, et quelles ressources trouverait-on dans les populations ? Puisaye répondit en se déclarant certain de leur concours enthousiaste. Pour le fort Penthièvre,
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