Les hommes perdus
sa garnison comptait au plus six à sept cents hommes réduits à la famine ; on en aurait aisément raison. Quant aux postes républicains parsemés en petit nombre sur la côte, ils seraient pris à revers par les chouans au moment où l’on avancerait vers le rivage. Alors d’Hervilly livra, dans un détour, sa pensée véritable. Pourquoi tenter ici, dit-il, un débarquement dangereux et incertain, quand il était tellement plus sûr d’aller à l’île d’Yeu d’où l’on se joindrait à l’armée vendéenne ?
Contades et Vauban virent sortir Puisaye aussi furieux qu’il pût l’être. Il avait cru trouver en d’Hervilly un docile instrument ; il connaissait trop tard son erreur. Il ne l’avoua point toutefois, et Contades s’imagina que d’Hervilly, pour affronter les « bleus », ne se sentait pas suffisamment maître de son régiment incomplet, formé d’éléments disparates, et en partie de prisonniers ayant accepté de servir sous l’uniforme rouge pour échapper aux pontons. À l’île d’Yeu, il aurait le loisir de le prendre en main.
Le comte de Contades ne soupçonnait ni les agissements ni même l’existence de l’agence parisienne, car Puisaye ne lui disait pas tout, – il ne se confiait vraiment à personne. En réalité, le colonel Louis-Charles d’Hervilly, fidèle défenseur de la famille royale au 10Août, ne nourrissait aucune sympathie pour ses compatriotes qui jouaient, avec le cabinet de Saint-James, la carte de la monarchie constitutionnelle. Royaliste pur, il partageait toutes les défiances de l’abbé Brottier contre les anciens constituants réunis à Londres, spécialement contre Puisaye ; et il n’avait voulu le commandement des troupes qu’avec l’idée secrète de les conduire à l’illustre Charette, le seul général agréé par la cour de Vérone et l’agence de Paris, le seul à qui les bons royalistes pussent s’en remettre. Descendre ici, c’était trahir les intérêts de la royauté, aller contre la volonté formelle du régent, servir les noirs desseins de Pitt. Le petit colonel comptait sur le soutien de tout son état-major et de nombreux autres émigrés qui pensaient comme lui.
Warren avait hésité à prendre parti. Ses instructions lui prescrivaient de descendre dans le Morbihan ou de ramener les troupes. Le gouvernement anglais n’entendait en aucune façon soutenir Charette et le principe de la monarchie absolue. Mais on ne savait pas à quelles forces républicaines on allait se heurter. Rien ne semblait devoir favoriser le débarquement, au contraire de ce que promettaient les chefs chouans. Depuis que la Galatée avait déposé à Houat MM. de Tinténiac, du Bois-Berthelot et de la Béraudière, on restait sans nouvelles d’eux. Le commodore faisait confiance au comte de Puisaye, néanmoins il résolut d’attendre et de voir venir. Toute la relevée, les frégates tirèrent des bords à distance prudente du rivage, depuis Port-Haliguen, à l’extrême pointe de Quiberon, jusqu’aux falaises herbues de Ruis derrière lesquelles se cachaient le hameau de Saint-Gildas et le village de Sarzeau, sans provoquer aucune réaction amie ou ennemie. Au soir, la flottille étant rassemblée au centre de la baie, à une lieue ordinaire des côtes, hors d’atteinte de toute batterie, Warren donna l’ordre de mouiller.
Le soleil disparaissait dans la mer derrière la presqu’île de Quiberon reliée au continent par la Falaise, longue bande sablonneuse, étroite et basse, au sud de laquelle le fort Penthièvre – le fort Sans-Culotte pour les républicains – s’élevait sur un escarpement rocheux. On distinguait sa masse, violette à contre-jour, un peu mangée par le poudroiement du ciel pourpre et or. Plus proches, plus nets s’étalaient au nord les rivages capricieux dominés par les hauteurs de Sainte-Barbe, de Plouharnel, de Carnac, du Mont-Saint-Michel, et les profondes échancrures donnant accès à la baie Saint-Jean, à celle d’Auray, au golfe du Morbihan tout à l’est.
Beaucoup parmi les émigrés ne contemplaient pas sans émotion cette campagne fouillée par la lumière rasante, ces clochers, ces villages groupés autour de leur église, ces toitures de vieux manoirs sortant entre les frondaisons, ces landes, ces pâtures cernées de pierre sèche. La patrie ! Quatre, cinq, six ans d’exil avaient donné une réalité nostalgique à un mot pour eux d’abord sans signification. Autrefois, la patrie
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