Les larmes du diable
bateau pendant le temps qu’il faut à une femme élégante pour se préparer ? Je vois que vous avez mis pour elle un pourpoint neuf et une nouvelle toge.
— Quel mal y a-t-il à paraître à son avantage ? »
Il fit une grimace. « Le comte nous attend à une heure. Il veut nous voir à Whitehall. J’espère que vous découvrirez quelque chose de nouveau grâce à lady Honor. Je vous accompagne ?
— Non. J’aimerais que vous retourniez voir la mère Neller, au cas où elle aurait des nouvelles de Bathsheba. Je vous retrouverai ici à midi. Et j’enverrai Simon chercher Leman à deux heures. Ensuite, nous pourrons aller à Lincoln’s Inn avec lui afin de confondre Bealknap. » Je ne voulais pas que Barak sache que, après ma visite à lady Honor, je comptais aller voir Guy pour lui parler plus à loisir du feu grégeois. Je sentais obscurément que le fait que les Romains avaient eu connaissance de cette substance sans pouvoir l’exploiter touchait au cœur même du sujet.
Barak me jeta l’un de ses regards perspicaces, et je me demandai s’il se doutait de quelque chose. Il avait l’esprit fort vif et je me rappelai que c’était à Cromwell qu’il était tout dévoué, et non à moi.
« Nous devons aussi nous rendre ce soir dans cette auberge où l’on avait essayé de vendre cette boisson polonaise, dis-je.
— Oui. Ce n’est sans doute pas un mal de retourner voir la vieille Neller, pour nous rappeler à son bon souvenir. J’aime autant ne pas rester ici à remâcher dans ma tête toutes sortes d’idées à propos de notre rencontre avec le comte. Mais êtes-vous bien sûr que vous ne courrez pas de risques en circulant seul ?
— Oh, je ne quitterai pas les chemins publics et je serai très vigilant. »
Nous fûmes interrompus par des coups frappés à la porte. C’était Joan, l’air étonné. « Il y a un messager qui vient de la part de lord Cromwell, monsieur. Avec un nouveau cheval. »
Barak se leva et hocha la tête. « J’ai envoyé un message à Grey hier après-midi, pour dire que votre cheval avait été tué et demander qu’on vous en envoie un autre. Vous n’avez pas le temps de vous rendre au marché aux chevaux en ce moment.
— Ah.
— Vous avez besoin d’un cheval, nous ne pouvons pas aller partout en bateau. J’ai demandé une bête plus jeune, et qui peine moins à suivre Sukey.
— Ah », répétai-je. J’éprouvai une fureur soudaine. Pensait-il que la perte de Chancery pouvait se réparer si facilement ? Toutefois, si je songeais à ma commodité, il n’avait pas tort. Je sortis. Simon avait pris les deux chevaux à l’écurie. L’élégante jument de Barak était accompagnée d’un grand hongre alezan à l’apparence placide. Je le flattai tout en ayant l’impression que c’était trahir Chancery que de laisser cet animal prendre sa place.
« Comment s’appelle-t-il, demandai-je à Simon.
— Genesis, monsieur. »
Je regardai les socques aux pieds du gamin. « Alors, tu t’habitues ?
— Oui, monsieur. Au bout d’un moment, on ne les sent plus.
— Tu vois que le jeu en valait la chandelle. » Je lui donnai deux messages. « Porte celui-ci à l’auberge où loge messire Wentworth, je te prie, et l’autre à l’éventaire d’un dénommé Leman, à Cheapside. »
Je me hissai en selle. À la porte, Barak me regardait toujours avec le même air perplexe. Je lui adressai un petit signe de la main en partant.
Je décidai de me rendre chez lady Honor par le chemin le plus tranquille, et de passer par Smithfield, pour entrer dans la Cité par la porte de Cripplegate. Cela donnerait à Genesis l’occasion de se familiariser avec son nouveau maître. J’avançai à allure régulière en surveillant sans cesse mes arrières. J’avais emporté avec moi les papiers concernant le feu grégeois et ils me battaient le flanc dans la sacoche dont je m’étais servi la veille pour frapper Wright. En repensant à sa hache, j’eus un frémissement.
Puis je me mis à réfléchir à la famille Wentworth. Que diable pouvait-il bien se passer chez eux ? Je n’imaginais pas qu’aucun de ses membres pût tremper dans ce qui apparaissait à présent comme des assassinats multiples. La vieille femme était dure et sans pitié, mais elle ne s’intéressait qu’à sa famille, et sa cécité l’empêchait de jouer un rôle actif dans de funestes entreprises. Les deux filles n’avaient sans doute d’autre horizon que leur famille et un bon mariage ; si
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