Les larmes du diable
dont vous parlez ? » demandai-je.
Toky eut un mauvais sourire. « Vous les reconnaîtrez, vous qui dînez à la table des aristocrates. »
J’eus froid, soudain. La seule aristocrate que je connaissais était lady Honor. Et je me souvins de l’endroit où j’avais vu le jeune homme qui s’efforçait de singer l’accent élégant. Il servait au banquet de lady Honor. Je regardai fixement Toky. « La Maison de verre », soufflai-je. Il me regarda dans la pénombre qui s’épaississait. « Vous verrez bien. Patience. » Il tendit la main vers le pain. Pendant une minute, le silence régna. Puis j’entendis un violent sifflement au-dehors. Au début, je ne pus l’identifier, puis des gouttes se mirent à tomber du toit et je compris qu’il pleuvait. Le tonnerre gronda à nouveau, et un craquement assourdissant retentit juste au-dessus de nous.
« Pas trop tôt, dit Fletcher.
— Non, répondit Toky. Ventrebleu, ce qu’il fait noir ! Il faut allumer cette chandelle, on ne peut pas faire autrement, mais pose-la à l’autre bout de la table. » Fletcher plaça la chandelle sur une assiette et se battit quelques instants avec un briquet à amadou. Enfin, une lueur jaune éclaira la pièce.
« Écoutez, dit Barak, vous savez que nous sommes au service du comte Cromwell. Si nous sommes tués, il y aura une chasse à l’homme comme vous n’en avez jamais vu. »
Toky grimaça un sourire sardonique : « La peste soit du fils de tavernier. Il est fini.
— Si vous nous relâchez, vous serez grassement récompensés.
— Trop tard, l’ami. » Toky regardait Barak et ses yeux ressemblaient à deux points de lumière à la chandelle. « À mon goût, vous nous avez donné beaucoup trop de fil à retordre.
— Plus encore que tu ne crois ! s’exclama Barak. Ton ami Wright a été tué ce matin. Il a fait le plongeon du toit de St Paul.
— Hein ! fit Toky en se penchant en avant.
— Si tu ne choisis pas notre camp, c’est Wright que tu rejoindras.
— Vous avez tué Sam ? » La voix de Toky n’était plus qu’un croassement horrifié. « Vous avez tué Sam ! » Fletcher le regarda, mal à l’aise. Barak avait commis une grave erreur. Toky se leva à moitié, puis se rassit.
« Tudieu, gronda-t-il, vous me le paierez. Vous allez mourir à petit feu. Vous verrez comme je me sers de mon couteau. » Son regard me glaça le sang.
En appuyant son dos contre le mur, Barak m’effleura. Il regardait toujours Toky, mais, en même temps, il tâtait ma ceinture à la recherche de ma dague, malgré ses mains liées. Nos agresseurs n’avaient pas pensé que je pouvais être armé moi aussi. Prenant bien soin de ne pas regarder Barak, je me rapprochai discrètement de lui. Je sentis qu’il me retirait ma dague. Toky s’était pris la tête entre les mains. La mort de Wright l’affectait profondément. Fletcher continuait à le regarder avec inquiétude.
Barak commença à couper mes liens, puis s’immobilisa lorsque Fletcher se leva pour ouvrir la porte.
Par l’ouverture, je voyais la pluie qui tombait à verse du ciel sombre, piquetait la surface brune de l’eau d’un million de minuscules jets blancs. Il ferma la porte et revint vers la table. Toky se leva. Son visage, plus pâle que jamais, n’était plus qu’un ovale blanc sur lequel la chandelle faisait apparaître les innombrables petits trous noirs de ses cicatrices.
« Ils arrivent ? » Sa voix était calme, mais j’y décelai rage et douleur.
« Non. Par ce temps, le trajet sera pénible. »
Toky hocha la tête et contempla ses mains. On eût dit qu’il voulait éviter de poser les yeux sur nous pour l’instant. Barak reprit sa besogne, lentement et prudemment, de façon à ne pas attirer l’attention par un mouvement intempestif. Je refoulai un cri lorsque la lame tranchante m’entailla la peau, puis sentis la corde tomber. J’eus du mal à refréner l’envie instinctive d’écarter mes mains écorchées. Je tendis les doigts et les repliai, pris la dague de la main de Barak et entrepris à mon tour de couper ses liens, sans cesser de surveiller nos geôliers. Toky était toujours absorbé dans ses pensées et Fletcher, nerveux et agité, ne nous jetait qu’un regard de temps à autre.
Puis j’entendis des pas monter l’escalier. Fletcher se leva. Je cessai de scier les liens de Barak. Assurément, j’en étais presque venu à bout. Je risquai un coup d’œil vers lui, mais il gardait un visage impassible tourné vers la
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